Entreprises citées : Evergrande ; Lehman Brothers ; General Motors ; Anbang ; Ant Financial ; Alibaba ; Scenery Journey
Alors que le troisième trimestre touchera bientôt à sa fin, les marchés de crédit restent sur une tendance assez comparable à celle du reste de l’année, peu porteurs sur les obligations souveraines ou de haute qualité, et beaucoup plus rentables sur les obligations high yield, favorisées à la fois par le portage et par le resserrement modéré mais régulier des spreads de crédit. Les flux ne tarissent pas, comme en témoignent, encore cette semaine, la demande sur les émissions primaires, largement sursouscrites et la volatilité qui reste relativement faible.
Pourtant, les interrogations des investisseurs auraient plutôt tendance à augmenter, entre la persistance de chiffres d’inflation élevés, les déséquilibres sectoriels ou géographiques, la difficulté apparente de la FED à prendre une orientation de politique monétaire, les élections en Allemagne puis en France, ou bien des évènements micros dont la stature pose la question d’un certain risque systémique, nous parlons ici par exemple du mastodonte chinois Evergrande dont le défaut sur tout ou partie de ses 300 milliards de dollars de dette semble imminent.
Si nous avons déjà parlé maintes fois des sujets macro, revenons un moment sur Evergrande, non pour en livrer une analyse crédit spécifique mais pour soulever quelques questions et évaluer l’impact potentiel de l’émetteur et de son probable défaut pour les marchés du crédit européens, puisqu’on a beaucoup lu des comparaisons avec la faillite de Lehman Brothers en 2008, qui avait, à l’époque initié une crise majeure.
1- Pourquoi Evergrande n’est pas systémique pour l’Europe
La comparaison avec la banque Lehman Brothers nous a toujours semblé incongrue tant les deux émetteurs et l’ampleur de leur implication sur les marchés mondiaux, et plus particulièrement européens, est différente :
- Le secteur d’activité : en tant que banque d’investissement parmi les plus importantes, Lehman était un pivot de la finance mondiale opérant quantités d’opérations avec les autres banques ou les investisseurs : règlement-livraison, dépôt de titres, prêt-emprunt, CDS, options, émetteur de produits structurés, … En Europe, Lehman avait une activité significative sur l’ensemble de ces métiers et sa chute a directement touché bon nombre d’investisseurs. Evergrande est une société détenant un parc immobilier, notamment résidentiel. Son interaction et son imbrication avec le système financier global se limite donc à ses prêts, qui ne seront pas remboursés. Rien à voir donc en termes de conséquences directes pour un investisseur non impliqué dans l’émetteur. Si on devait opérer une comparaison avec un émetteur de grande taille, il serait donc plus opportun de choisir un émetteur hors de la sphère financière comme par exemple General Motors.
- La zone géographique : si les relations financières, monétaires et économiques étaient, et restent très fortes entre UE et USA, elles se limitent encore essentiellement au commerce entre l’Europe et la Chine, et la politique de la banque centrale de Chine ou les spreads de crédit des émetteurs chinois n’ont, pour le moment, jamais eu d’impact notable sur le système financier européen ou le comportement des taux Euro… Un défaut d’Evergrande ne créerait donc pas l’onde de choc violente et immédiate du défaut de Lehman en Europe car ses relations avec le système européen sont faibles et à sens unique : certains investisseurs européens, peu nombreux et pour des volumes limités, lui ont prêté des capitaux qu’ils vont perdre.
2- Cette faillite pourrait avoir des conséquences à long terme
Si nous écartons le risque systémique au sens ‘catastrophe immédiate’, la faillite d’un tel émetteur pourrait évidemment marquer une nouvelle ère pour la Chine et le rapport des investisseurs étrangers avec le pays. Tandis que dans les deux décennies passées, le pouvoir politique tenait à une politique zéro-défaut pour ses entreprises, favorisant ainsi la confiance des investisseurs et des sources de financement bon marché et pléthoriques, la tendance a significativement changé. L’ère est désormais à l’apurement, dont on avait vu des prémices avec la mise sous tutelle de Anbang, en 2018, après l’arrestation de son patron en 2017, ou bien l’interdiction de l’introduction en bourse de Ant Financial, bras armé financier du groupe Alibaba, en 2020. Tirée pendant une quarantaine d’années par les mantras de Deng Xiaoping, aux accents de libéralisme économique, la Chine doit désormais suivre la pensée de Xi Jinping dont les écoliers étudieront désormais les livres dès leur plus jeune âge ; ils pourront ainsi y trouver le mantra qui pourrait être celui du pays pour les années à venir : « La prospérité commune est une exigence essentielle[…] » S’il serait inopportun d’émettre un jugement politique, nous noterons que la reprise en main politique sur le pouvoir économique crée plus d’incertitude pour les investisseurs étrangers, qui pourraient, à moyen terme, préférer à la Chine d’autres pays.
3- Le high yield chinois, une opportunité ?
On a vu fleurir récemment des offres de fonds et ETF sur les obligations chinoises, en général high yield, les promoteurs proposant des rendements à deux chiffres, évidemment tentants par rapports à certains rendements européens, plus modestes et affirmant que, le taux de défaut ayant peu de chance d’atteindre 10-15% par an au vu des statistiques historiques, la rentabilité pour les investisseurs sera favorable. Nous éviterons de livrer une analyse fondamentale de l’économie chinoise ou des émetteurs chinois mais soulèverons deux points :
- Le taux de rendement : affiché entre 10 et 14%, le rendement du high yield chinois peut attirer les investisseurs, qui peuvent y voir une opportunité importante de décote, considérant que l’évènement Evergrande a provoqué un écartement généralisé et pas forcément justifié de tous les émetteurs high yield du pays, comme ce pouvait être le cas en 2015-2016 aux USA ou en Europe lors de la crise des émetteurs liés aux matières premières. Il est alors important de déterminer comment ce rendement de plus de 10% en moyenne est constitué. Vient-il d’un écartement généralisé, d’un écartement lié spécifiquement aux émetteurs immobiliers ou même de quelques émetteurs seulement dont Evergrande.
Prenons ici un indice représentatif du marché et utilisé pour quelques ETF : Bloomberg Asia Ex-Japan USD Credit China HY
Rendement de l’indice : 14.6%
Nombre de composants : 345
Commençons par retirer simplement Evergrande de l’indice puisque les investisseurs auront peu de chance d’obtenir le rendement affiché par cet émetteur, celui-ci courant droit à la restructuration de dette, ou pire, au défaut.
Poids de Evergrande dans l’indice : 2.5%
Rendement moyen affiché des obligations Evergrande dans l’indice : 88%
Les obligations Evergrande contribuent donc à 2.2 points de rendement du rendement global affiché de l’indice alors que ces obligations ne seront probablement jamais remboursées et valent 25% du nominal !
En retirant cette contribution, le rendement de l’indice passe donc à 12%, ce qui reste confortable.
Le secteur immobilier étant le nœud du problème et les autres promoteurs comparables ayant eu une politique d’endettement proche de celle de leur grande sœur, nous noterons que les obligations de tout le secteur affichent des rendements tout aussi faramineux. Rappelons ici deux points sur le secteur :
- Premièrement, il est dépendant du financement : que ce soit pour acquérir des terrains, des biens, ou construire des projets, les foncières doivent conserver une qualité de crédit adéquate, drivée notamment par une loan to value (montant de la dette par rapport à la valeur des actifs) suffisamment prudente. En Europe, la LTV de foncières de qualité évolue entre 30 et 50%. Un taux de financement durablement trop haut provoque irrémédiablement la faillite de l’émetteur, à moins qu’il puisse céder des actifs 1/rapidement, 2/au prix enregistré au bilan.
- La notion de prix de cession en cas de stress est notre second point et nous nous rappellerons ici le cas espagnol de la fin des années 2000 pour affirmer que le secteur immobilier a ceci de particulier qu’il repose essentiellement sur le prix des actifs plutôt que sur un savoir-faire, une capacité de distribution ou un produit spécifique comme ce peut être le cas dans l’industrie. Ceci implique trois points : premièrement les promoteurs immobiliers peuvent être très corrélés entre eux en cas de stress sur une partie significative du marché ; deuxièmement, le levier opéré par un ou quelques acteurs peut créer un surplus d’offre capable de déstabiliser les prix des autres promoteurs ; troisièmement la difficulté d’un promoteur ou d’un pan de marché et la connaissance de ses difficultés par le public peut provoquer un effet autoréalisateur : pourquoi acquérir les biens immobiliers dont on sait qu’ils seront dévalués demain ? La crise de l’immobilier espagnole a encore des effets aujourd’hui sur le bilan des banques locales et certaines zones de l’Espagne ont vu seulement une décennie plus tard les prix retrouver leurs plus hauts, tant le levier avait été massif et les constructions surabondantes.
Au vu de ces deux éléments il nous semble prudent de déterminer la part des foncières dans l’indice puis d’exclure de l’indice les plus endettées, dont les rendements sont proches de ceux d’Evergrande, et pour lesquelles le défaut semble aussi l’option la plus logique.
Part des foncières dans l’indice : 66%. A la lecture de ce chiffre, il devient capital d’avoir une vue particulièrement aiguisée de l’immobilier, de la construction et de la politique de logements en Chine pour acquérir un ETF lié à cet indice ! On comprendra aussi que le marché du high yield chinois n’est pas encore un marché normalisé et qu’il s’est plus créé par un endettement excessif de sociétés qui n’auraient pas dû être ‘high yield’ que par le modèle traditionnel du high yield occidental, drivé notamment par les LBO.
Rendement moyen des foncières de l’indice : 23%. Si le rendement moyen est loin de celui du leader déchu Evergrande, notons tout de même qu’il s’agit plus d’un taux d’obligations ‘distressed’ que ‘high yield’ et que la probabilité d’une vague de défauts dans le secteur est importante. La crise de 2008 ou celle, plus courte de 2015-2016, n’ont jamais entraîné les rendements d’un secteur entier sur ce genre de niveaux en Europe ou aux USA.
Afin de supprimer les émetteurs dont le défaut devrait être imminent et dont les rendements sont aberrants mais contribuent tout de même au rendement de l’indice, nous isolons ensuite les dix, puis les vingt obligations dont les rendements sont les plus élevés. La plus ‘rémunératrice’ est Scenery Journey 2022, filiale d’Evergrande, dont les obligations valent déjà 19% du nominal, soit un rendement affiché de 280% et un rating C annonçant un défaut sinon imminent, du moins plutôt probable... L’obligation la plus ‘sûre’ de ces dix obligations pourries offre encore un rendement annuel de 67%, totalement absurde dans la réalité.
Rendement moyen des dix obligations aux rendements les plus élevés : 149% / Pondération dans l’indice de ces dix obligations : 1.6%.
En supprimant ces dix défauts très probables, le rendement de l’indice passe ainsi d’un coup de 12% à 9.4%, ce qui est très significativement inférieur !
En réitérant l’opération sur les vingt émetteurs aux rendements les plus élevés, tous dans l’immobilier et dont les rendements affichés sont tous au-dessus de 50% on arrive aux chiffres suivants :
Rendement moyen des vingt obligations aux rendements les plus élevés : 97% / Pondération dans l’indice de ces vingt obligations : 3.5%.
Le rendement de l’indice en supprimant ces vingt obligations sur un total de 345 ainsi qu’Evergrande, soit une prise en compte de moins de 7% de taux de défaut, le rendement de l’indice baisse ainsi de 14.6% initialement à 8.5% de rendement en dollars.
A l’inverse, la contribution au rendement des cent obligations les plus sécurisées de l’indice ne contribuent qu’à hauteur de 1% du rendement global
De même le rendement moyen de l’indice hors immobilier chute drastiquement à 5.6% en dollars, soit environ 4.5% pour un investisseur Euro, rendement finalement proche de ce qu’on peut trouver sur notre marché.
A noter enfin que les échéanciers de ces entreprises sont souvent très chargés sur les maturités les plus courtes, l’essentiel des obligations les plus risquées de l’indice se situant entre 2022 et 2024. Le rendement affiché de 8.5% peut donc, a priori, paraître très attractif au regard de la maturité mais la décote de prix reste faible du fait de la sensibilité faible. Or n’oublions pas ici que les entreprises concernées sont dans une situation plutôt binaire de survie ou de défaut, comme ce fût le cas en Espagne dans la fin des années 2000.
Investir sur un indice high yield chinois c’est donc :
- Investir à 66% sur l’immobilier chinois, secteur à la corrélation croisée et à l’implication politique très forte.
- Détenir une part importante de sociétés ‘distressed’.
- Investir à un rendement de 8.5% en dollars soit 7.5% en euros en tenant compte d’une probabilité de défaut autour de seulement 7%, plus faible que les pics de défaut du high yield américain, et non sur des rendements de 10 à 15% parfois affichés.
Si nous ne souhaitions pas donner ici un avis positif ou négatif sur ce marché, il nous semblait important de mettre en relief les données agrégées des indices qui peuvent parfois ne pas refléter avec précision la nature des risques et le comportement du rendement futur. Reste à déterminer si l’opportunité est attractive ou non et nous laisserons chacun choisir ! De notre côté, nous considérons, pour avoir entamé l’étude de quelques émetteurs, que le sujet est éminemment politique et qu’il sort, pour le moment, de notre spectre d’analyse. De plus, nous considérons que la prime de l’indice, une fois retraitée, reste modeste au regard de la concentration du risque sur un seul secteur et quelques émetteurs. Le reste des émergents ou du high yield asiatique n’étant pour le moment pas contaminé par le cas Evergrande, nous poursuivons notre sélection d’émetteurs ponctuels, sans surpondération particulière de cette classe d’actifs.
Matthieu Bailly, Octo Asset Management
Pour accéder au site d'OCTO AM, cliquez ICI.
Créée en 2011 à l’initiative d’Octo Finances et adossée au groupe Amplegest depuis 2018, Octo AM est spécialiste de la gestion obligataire ‘value’. S’adressant essentiellement aux investisseurs professionnels, qu’ils soient institutionnels ou patrimoniaux, Octo AM décline sa gestion au travers de fonds ouverts, fonds dédiés ou mandats avec un objectif permanent : rechercher les obligations offrant, selon le gérant, un rendement supérieur à son risque de crédit sur un horizon donné.