La question se pose avec d’autant plus d’acuité que la cristallisation du combat écologiste autour des projets de l’énergéticien allemand RWE pour la mine de lignite à ciel ouvert de Garzweiler qu’il exploite, a, une nouvelle fois mis à jour les failles et contradictions des « stratégies durables » développées et largement publicisées d’une part non négligeable des acteurs de la finance mondiale. Ou comment redécouvrir, à l’instar du travail mené par deux journalistes de l’AGEFI cette semaine (« Le Grand projet minier de RWE place banques et gérants face à leurs contradictions », 23-01-23), que nombre d’acteurs importants de la Finance durable en Europe et dans le monde se retrouvent, qui au sein du pool bancaire de RWE, qui au rang de ses actionnaires institutionnels… En totale cohérence avec des politiques d’exclusions solidement bâties sur une constellation de détails, d’exceptions et d’aménagements.
Que l’on nous comprenne bien. L’idée ici n’est pas de fustiger tel acteur aux dépens de tel autre. D’autant moins d’ailleurs qu’il est inhérent à toute construction intellectuelle, toute stratégie, dans quelque domaine qu’elle soit, d’emporter des failles et de présenter des limites. Ou plus avant encore, que les contradictions qu’ont fait émerger les projets de RWE ne se limitent pas au seul monde de la finance – le projet d’extension de la mine de Garzweiler et la destruction du hameau de Lützerath n’ont-ils pas obtenu l’aval en octobre 2022 d’un gouvernement de coalition allemand auquel participe le parti écologiste ?
Mais s’il est un élément que les débats autour du projet de RWE ont une nouvelle fois mis en lumière, après le signal envoyé par la vaste vague de reclassement de « fonds à impact » en simples fonds dits Article 8 SFDR effectuée volontairement par nombre de gestions au courant de 2022, en anticipation d’un durcissement des réglementations applicables au 1er janvier 2023 : à l’heure où la réglementation impose aux conseils financiers d’interroger leurs clients sur leurs préférences en matière de finance durable, la visée des politiques durables mises en place de part et d’autres du spectre financier, reste trop largement marketing/commerciale.
Certes l’ampleur des défis posés par le dérèglement climatique et la nécessité de créer des sociétés globalement plus inclusives est non seulement vertigineuse, mais d’une complexité irréductible à des réponses univoques (et dépassionnées). Pour ne prendre que cet exemple, peut-on réellement envisager la voiture électrique comme une solution, sachant que le développement des batteries suppose d’exploiter des ressources de terres rares et donc, fatalement, d'impacter négativement des écosystèmes établis ? Et à mettre en avant tel type d’énergie « renouvelable » par rapport à telle autre, prend-on toujours la mesure du coût environnemental de leur déploiement sur l’ensemble de leur cycle de vie ?
Certes les défis du moment – et l’éclatement du conflit ukrainien en a apporté un terrible exemple – peuvent rapidement entrer en conflit avec les nécessités structurelles : au-delà du cas RWE, on pourra notamment rappeler le fait que certaines voix se sont élevées au lendemain du déclenchement du conflit ukrainien pour proposer que la production d’armement puisse entrer dans le spectre des activités ESG. Et il est tout aussi vrai que l’impératif posé par le dérèglement climatique ne saurait être solutionné par un big bang sociétal (aussi souhaitable puisse-t-il paraître pour certains), mais qu’il ne sera solutionné que par un accompagnement de l’ensemble des secteurs sur le chemin parfois tortueux de leur transition vers des modèles plus durables.
Autant d’éléments qui concourent à rendre compliquée, non seulement la définition, mais l’exécution de stratégies durables claires, cohérentes et « impactantes », tant du côté des entreprises qui font appel au marché que du côté des entreprises de gestion d’actifs. D’autant qu’en ces domaines plus que dans d’autres, faire des choix, c’est prendre le risque de se tromper, de décevoir, voire de se couper d’une partie de ses clients et partenaires, c’est accepter le coût d’une opportunité manquée…
Mais face à la multiplication des controverses et des scandales, il y a fort à parier que la Finance ne pourra continuer indéfiniment à se cacher en plein jour derrière des politiques d’exclusions byzantines et des agrégats ESG qui offrent l’avantage de masquer les manques les plus criants dans un domaine par une conformation à des normes et standards dans d’autres (la cohérence du tout n’étant pas considérée comme fondamentale). A l’heure où elle est sommée d’interroger ses clients sur leurs préférences en matière ESG, elle va certainement devoir affirmer les siens, au-delà de plaquettes colorées imprimées sur papier brillant. A éviter cette difficulté elle risque de s’empêtrer indéfiniment dans des scandales et controverses. Jusqu’à se discréditer et discréditer l’ensemble des combats sociaux et sociétaux qu’elle a choisi d’assumer.
Et puisqu’il est question ici d’afficher ses choix, nous clôturerons ces quelques lignes en rappelant ici que nous avons fait le choix chez Octo AM de baser notre stratégie labellisée ISR sur une logique de réduction d’univers notamment à partir de listes établies par des ONG reconnues pour leur expertise. Et que nous essayons jour après jour d’améliorer notre prise en compte des enjeux sociétaux traditionnellement recouverts par l’ESG en développant et affinant un outil de notation basé sur des critères objectifs, « mesurables », certes discutables et perfectibles, mais permettant à tout le moins d’appréhender les efforts d’une entreprise en ces domaines plutôt que le talent de ses équipes de communication.
par Matthieu Bailly, directeur général délégué et Mathieu Cron, gérant obligataire
A Propos d’Octo AM
Créée en 2011 à l’initiative d’Octo Finances et adossée au groupe Amplegest depuis 2018, Octo AM est spécialiste de la gestion obligataire ‘value’. S’adressant essentiellement aux investisseurs professionnels, qu’ils soient institutionnels ou patrimoniaux, Octo AM décline sa gestion au travers de fonds ouverts, fonds dédiés ou mandats avec un objectif permanent : rechercher les obligations offrant, selon le gérant, un rendement supérieur à son risque de crédit sur un horizon donné.