Alors que le monde semblait encore assez peu concerné par l’épidémie du coronavirus, l’année 2020 s’annonçait prometteuse pour l’industrie du luxe. Mais en février, la propagation du virus Covid-19 à l’échelle mondiale rebat les cartes. Le nombre de touristes, asiatiques d’abord, puis européens, chute drastiquement, et les boutiques et sites de production finissent par fermer progressivement partout dans le monde. Les marques de luxe accusent alors de forts replis de leurs ventes et voient leur valeur en bourse baisser significativement.
Priorité au maintien de l’emploi
Malgré la fermeture de la majorité de leurs boutiques dans l’hexagone et ailleurs, et l’arrêt de la fabrication dans nombre de leurs ateliers, la plupart des maisons de luxe a choisi de ne pas recourir au dispositif de chômage partiel mis en place par Bercy, tout en garantissant salaires et emplois de leurs collaborateurs. Chanel a été la première à renoncer à ce dispositif, et s’est engagée à maintenir l’intégralité des salaires de ses 8 500 employés en France pendant 8 semaines. Le groupe Hermès lui a emboîté le pas en annonçant maintenir le salaire de base de ses 15 500 collaborateurs en France et dans le monde, sans avoir recours aux aides publiques exceptionnelles des différents états. Objectif affiché : ne pas peser sur les comptes publics français et permettre à l’Etat de se concentrer sur l’aide aux entreprises plus vulnérables.
Même dynamique en Italie : alors que le patron de la griffe italienne Brunello Cucinelli s’engage à ne supprimer aucun poste, le groupe OTB (Diesel, Maison Margiela, Marni, etc.) demande à ses dirigeants de donner, sur la base du volontariat, un minimum de 5 jours de leurs congés en valeur économique afin de créer un fonds dont la somme sera répartie entre les employés occupant des postes à plus faibles revenus.
Gage de solidarité avec leurs collaborateurs (et d’une sobriété de mise dans ces circonstances extrêmes), certaines maisons se sont aussi engagées à réduire les rémunérations de leurs dirigeants. Les principaux administrateurs du groupe LVMH renoncent à leur rémunération pour les mois d’avril et mai 2020, ainsi qu’à toute rémunération variable au titre de l’année 2020. Les gérants du groupe Hermès ont quant à eux renoncé à l’augmentation de leur rémunération fixe, versée en 2020, et variable, attribuée en 2020 au titre de 2019. La maison a même décidé de ramener son dividende de 5 euros initialement prévu à 4,55 euros, soit un montant inchangé par rapport à 2019.
Un engagement citoyen remarqué
A l’heure d’une mobilisation exceptionnelle des acteurs de l’économie pour contribuer au service de l’Etat et des citoyens, l’industrie du luxe a voulu montrer l’exemple et a fait preuve d’une force de frappe remarquée pour participer à l’effort commun. Forts de belles marges de manœuvre financières, les leaders du secteur ne se sont pas contentés de multiplier les dons aux hôpitaux, ils ont en partie transformé leurs manufactures, réorienté leurs chaînes de production et mis à profit leurs savoir- faire pour fabriquer gratuitement masques, blouses et gels hydroalcooliques dans leurs ateliers.
Hermès a ainsi fait don de 20 millions d’euros pour l’AP-HP, produit plus de 30 tonnes de solution hydroalcoolique sur son site Parfum et plus de 31 000 masques, et apporté un soutien local aux services de santé dans le monde. Après la mobilisation de ses unités de production Parfums & Cosmétiques pour fabriquer 80 tonnes de gel hydroalcoolique, LVMH a réussi, grâce à son réseau mondial, à trouver un fournisseur industriel chinois capable de livrer dix millions de masques en France, alors que le pays était confronté à la pénurie. Dans ce contexte extrêmement tendu, LVMH a financé la première semaine de livraison, soit environ 5 millions d’euros, pour que la production commence au plus vite. Porté par l’engagement de leurs couturières, les maisons Dior et Chanel ont quant à elles rouvert leurs ateliers pour y confectionner masques et blouses pour les hôpitaux, les sapeurs-pompiers et la police de l’Hexagone.
En Italie, la maison Prada a rapidement pris la décision de maintenir ouverte son usine de Montone dans la région de Pérouse pour y lancer la production de 80 000 combinaisons médicales et de 110 000 masques, distribués au personnel hospitalier. Gucci s’est aussi associée à sa communauté mondiale pour recueillir des fonds pour la protection civile italienne et pour le Fonds de riposte de l’OMS qui vise à surveiller la propagation du virus, recueillir des données pour renforcer les unités de soins intensifs dans le monde entier, fournir des dispositifs de protection et accélérer la création de vaccins et traitements.
Ces grandes maisons du luxe ont marqué les esprits par leur agilité et la rapidité à laquelle elles se sont adaptées pour participer à l’effort citoyen.
Si elles font souvent l’objet de méfiance sur des thématiques sociales et de développement durable, elles ont ici joué leur rôle d’entreprises responsables, capables de prendre des mesures concrètes pour participer à un retour à la normale rapide.
Elles ont voulu affirmer qu’en qualité d’entreprises profitables, elles comprenaient la responsabilité qui leur incombait : apporter une contribution positive à la société
La fabrication des produits de luxe des grandes maisons dépend beaucoup de petites et moyennes sociétés artisanales, dont les savoir-faire sont uniques et, par définition, fragiles. Elles irriguent ces filières, participent au maintien et au développement de compétences rares et de pointe, à la sauvegarde du patrimoine et des traditions. Les grandes marques ont bien conscience de l’importance qu’il leur faut donner à la gestion des relations avec ces fournisseurs pour préserver leurs expertises, parce qu’elles font leur force. La pandémie et la mise à l’arrêt de leurs activités les ont déjà fragilisés. C’est tout un écosystème qui est en danger. Pour les aider, plusieurs mesures de soutien ont été activées : réduction des délais de paiement pour préserver leurs trésoreries, recapitalisation, etc.
Mais face aux effets durables de la crise et aux nouvelles tendances de consommation, la question de la survie des petits artisans ultraspécialisés et souvent isolés se pose plus que jamais. Les géants du luxe pourraient rapidement faire face à un dilemme : assister à la disparition de certains savoir-faire indispensables au maintien de l’excellence de leurs produits et de leur image de marque, ou investir dans ces petites structures pour les sauver. Il s’agit à la fois d’un enjeu économique et de responsabilité, cet écosystème étant instrumental dans le succès et la richesse des grands groupes de l’industrie du luxe.
Alors que l’expérience digitale via des services omnicanaux est devenue un standard du marché des biens de consommation, la maturité digitale des marques de luxe était encore assez faible avant l’épidémie, qui a fait l’effet d’électrochoc en la matière. Ces grandes maisons ont accéléré de manière significative la mobilisation de leurs ressources financières et humaines pour s’adapter aux nouveaux modes de consommation de leurs clients.
La résilience tient ici encore à l’agilité dont sait faire preuve la marque pour comprendre les nouveaux besoins de ses clients, dont les repères ont aussi été bousculés par la crise sanitaire. En effet, le parcours client optimal d’une marque de luxe est tout particulièrement remis en cause : comment transposer l’excellence d’une expérience client unique en magasin, instrumentale dans la désirabilité du produit de luxe, dans l’expérience digitale ? Comment continuer à se démarquer des concurrents grand public sur leur terrain de jeu ? Face à la fermeture de certaines boutiques, les grands du luxe ont dû se mettre à la page pour créer un nouveau parcours client, forger un sentiment de communauté autour de la marque et capitaliser sur une clientèle toujours plus rodée à la consommation en ligne. Si les consommateurs retourneront dans les magasins pour profiter à nouveau des plaisirs de la vie réelle, les nouveaux usages digitaux devraient perdurer. Bain & Company estime que le e-commerce pourrait en effet représenter 30% du marché du luxe d’ici 20251 (contre à peine plus de 10% aujourd’hui).
1 Bain & Company Luxury Study 2020 Spring Update
Vers un luxe plus responsable ?
Le virus Covid-19 a engendré une réflexion collective sur la manière de consommer mais également de produire et distribuer les produits sur le marché. Les consommateurs que nous sommes reverront-ils leurs comportements d’achats ? S’orienteront-ils vers plus de sobriété ? L’industrie du luxe entrera-t-elle dans l’air du « slow fashion » ? Au contraire, le phénomène d’achat de rattrapage (revenge spending) qui a pu être observé en Chine se généralisera-t-il à d’autres pays ? Le magasin Hermès de Canton réalisait 2,7 millions de dollars de chiffre d’affaires sur sa journée de réouverture le 11 avril dernier...
La transition vers des modes de production et de distribution plus responsables qu’avaient amorcée les grands noms du luxe devrait s’accélérer.
Dès la fin des années 1990, les groupes français du luxe, conscients que la pratique de prix très élevés suppose une réputation sans tache, avaient décidé d’auditer leur chaîne de valeur. Cette démarche s’inscrivait alors dans une préoccupation de gestion du risque réputationnel auquel les acteurs du luxe sont particulièrement sensibles.
Mais depuis, le phénomène « green mode » s’accélère. Prada, Gucci, Burberry, etc., les marques délaissent une à une la fourrure animale, Vivienne Westwood, avec son « Buy less, choose well, make it last », invite à une consommation équilibrée, les marques de cuir du luxe remettent en cause les processus traditionnels de tannage dangereux pour la santé des artisans, les grands joailliers s’associent pour interdire la vente de diamants non certifiés provenant de zones de guerre, ... Les groupes tels que Kering ou LVMH se dotent d’un département « développement durable » et deviennent les porte-drapeaux du luxe responsable et engagé : LVMH lance l’initiative LIFE, un outil de mesure écologique intégré au groupe pour renforcer sa performance environnementale, Kering fait du développement durable son axe stratégique et s’engage à réduire de moitié ses émissions de CO2 d’ici 2025. Dernière en date, Chanel crée un programme de mesures fortes, Chanel mission 1.5°, pour participer à la lutte contre le réchauffement climatique.
Ça tombe bien, les Millennials, segment le plus dynamique de la clientèle, sont particulièrement discriminants sur le critère de développement durable et attendent des marques qu’elles prennent position sur des sujets sociaux et environnementaux. D’autant que le secteur apparaît toujours comme gourmand en ressources rares, un appétit que les consommateurs du luxe sont de plus en plus nombreux à remettre en cause.
« L’industrie du luxe doit montrer l’exemple et être à l’avant-garde de la transformation sociale et écologique »
Le luxe peut et doit donc participer à définir le summum de la qualité car il n’a pas de contrainte de prix. Aujourd’hui, la qualité n’existe d’ailleurs que si elle intègre le respect des exigences écologiques.
L’industrie du luxe doit montrer l’exemple et être à l’avant-garde de la transformation sociale et écologique, d’autant plus qu’elle occupe désormais une place centrale dans nos sociétés de consommation et bénéficie d’un effet d’entraînement sur le reste de l’industrie de la mode notamment. Elle a le pouvoir d’influencer les géants de la fast fashion, Il est temps pour elle de franchir une étape supplémentaire dans ses engagements et de se positionner sur des sujets encore tabous : comment ces grands emblèmes de la mode luttent-ils contre les stéréotypes et la discrimination ? Investissent-ils à la hauteur de leurs moyens dans les innovations qui permettront d’améliorer la durabilité des produits ? On peut penser aux entreprises de biotechnologies, celles qui élaborent du cuir à partir de cellules biologiques par exemple, ou aux start-up qui explorent de nouveaux modes de consommation –la location, l’échange- susceptibles de s’ancrer durablement dans les modes de consommation des Millennials.
Si la situation économique s’est déjà nettement améliorée avec la réouverture progressive des boutiques et des ateliers, et n’a pas remis en question la santé financière des grandes maisons du luxe, la crise laisse cette industrie face à des enjeux de taille : le soutien des fournisseurs et le maintien de leurs savoir- faire, le e-commerce -et avec lui le positionnement de la marque et de ses produits-, la remise en question des fashion weeks vers une simplification et une meilleure adaptation des agendas, le renforcement crucial de la consommation responsable...
Les grandes maisons font l’objet d’une vigilance accrue : clients et investisseurs attendent d’elles des comportements irréprochables. Porte-drapeau du développement durable dans l’industrie de la mode, la sincérité de leur démarche responsable est essentielle pour maintenir un positionnement et une perception d’excellence.
• Quelles mesures ces entreprises prennent-elles pour soutenir activement leurs fournisseurs les plus fragiles ? Dans quel état se trouvera leur écosystème à la sortie de cette crise ? Comment optimisent-elles leur chaîne d’approvisionnement ?
• Puisque le secteur doit conjuguer l’exigence de la création et de l’innovation et celle de la préservation de l’environnement naturel, culturel et social, comment cela se traduit-il dans les modes de production ? Développent-elles des filières durables et éthiques spécifiques ? Comment agissent-elles pour réduire les principaux postes d’émissions de gaz à effet de serre ?
• Comment passer du prêt-à-porter au prêt-à-durer ? Sont-elles déterminées à s’engager dans une logique d’écoconception de produits qui tiendrait compte de l’impact environnemental tout au long de leur cycle de vie ? Quelles innovations technologiques développent-elles pour améliorer la durabilitédes matériaux ?
• Comment s’engagent-elles pour relever enfin le défi de la gestion des invendus ? Si de nombreuses initiatives de « product upcycling » ont été mises en place via des partenariats avec de jeunes designers en charge de reconditionner ces produits, elles ne couvrent encore qu’une part limitée des volumes d’invendus.
• Militent-elles activement pour une mode inclusive ? Dans un secteur où la diversité reste très faible, cela contraste avec une société qui aspire à l’inclusion. Comment contribuent-elles à la lutte contre les stéréotypes et la discrimination ?
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