- La BCE accepte les BB dans son programme d'achat
- La France vole au secours d'Air France
- L'environnement relégué loin derrière la reprise économique...
I. Tout d’abord l’annonce par la BCE de son auto-permission d’acquérir des obligations dont la notation de crédit serait BB, en deçà donc du traditionnel BBB marquant la limite de la catégorie ‘Investment grade’ ou ‘ haute qualité de crédit’. Plusieurs remarques concernant cet amendement :
- Premièrement, il faut noter que la BCE avait déjà plus ou moins intégré cette règle de détention des titres ‘spéculatifs‘, puisque, s’il s’avérait que certains titres présents dans son portefeuille fussent dégradés en cours de vie, l’institution n’était pas contrainte mécaniquement de les vendre. Cette règle, que les régulateurs appliquent déjà aux institutions financières qu’ils surveillent, était évidemment nécessaire pour le régulateur lui-même car la BCE peut parfois représenter des ratios d’emprise significatifs sur certains émetteurs. Vendre donc mécaniquement en cas de dégradation de note, c’est-à-dire par définition quand un émetteur était en difficulté, revenait à risquer de précipiter la chute de cet émetteur… Ainsi, la BCE porte-t-elle depuis plusieurs années en son bilan les obligations du distributeur espagnol DIA, en quasi-défaut, dont les obligations sont notées CC chez S&P et Caa2 chez Moody’s et valent 40% de leur valeur nominale… Tout comme elle détient bon nombre d’autres émetteurs déjà BB à l’instar de l’équipementier ZF ou du constructeur Renault…Cette modification de règle est donc modeste et revient à pouvoir acquérir des titres déjà BB plutôt que simplement les détenir.
- Attention, contrairement à la FED qui a intégré tous les titres spéculatifs de notation BB dans son programme d’achat, la BCE n’a intégré que ceux qui seraient dégradés après la date du 7 avril 2020… Encore une petite touche de technocratie européenne qui viendra compliquer le programme et surtout, créera une distorsion tout à fait arbitraire en faveur de certaines entreprises au détriment des autres, autorisant les premières à accéder à un refinancement meilleur marché. Ainsi, la BCE agit-elle exactement comme la BPI dont le fameux prospectus d’explication pour son programme d’aide aux TPE/PME, soi-disant accessible à tous, exclut dès les premières lignes « les entreprises en difficulté » ! https://www.bpifrance.fr/Toutes-nos-solutions/Prets/Prets-sans-garantie/Pret-Atout .
- Cette modification de règle concernera donc les fameux ‘Fallen Angels’, qui font légion en période de crise. Rappelons-nous qu’en 2008 on avait observé bon nombre d’émetteurs des matériaux de construction (Lafarge ou Saint Gobain), de l’automobile (Renault ou Peugeot) ou des travaux publics (Abengoa et consorts) basculer dans cette catégorie. Beaucoup y ont basculé en quelques mois, la plupart s’en sont sortis en plusieurs années, quelques-uns ont sombré… Toujours est-il que, s’engageant sur cette voie, la BCE risque de devoir y rester très longtemps car un paquebot industriel dégradé en catégorie spéculative à l’orée d’une crise économique annoncée sans précédent et mis sous perfusion immédiate de financement bon marché par l’institution financière de référence, ne pourra s’en passer de sitôt…
- Il est d’ailleurs intéressant, voire plutôt alarmant, de noter que les Etats appliquent finalement au secteur privé ce qu’ils ont eux-mêmes expérimenté depuis des décennies… Lorsque l’on manque de liquidités pour un budget public, il suffit de s’endetter toujours plus… Et lorsque l’endettement devient insoutenable, il suffit d’injecter des liquidités pour baisser les taux d’emprunt ! Attention donc à ce que cette injection de liquidités, certes utile pour parer au plus pressé dans la crise sanitaire actuelle, ne devienne pas, comme elle l’est depuis une décennie, le seul remède de l’Eurozone. Si l’accumulation de dette n’est pas un sujet pour les Etats (rappelons-nous le discours d’un Président passé : « c’est gratuit, c’est l’Etat qui paie ») parce qu’ils peuvent modifier les règles comme bon leur semble, elle peut être léthale pour les entreprises si celles-ci ne parviennent pas à la résorber assez rapidement et significativement. L’injection actuelle de liquidité par dette est un médicament dangereux injecté par des médecins - les gouvernements européens - qui n’ont jamais été capables de bien l’utiliser pour eux-mêmes ni surtout de s’en sevrer, alors attention…
- Enfin, il faut noter que cette modification de règles de la BCE ne précise pour le moment pas si elle concernera plus ou moins les entreprises ou les Etats. Or, il est capital de relever que l’Etat italien, dont les besoins en soutien de la BCE sont capitaux vu ses déséquilibres budgétaires (et politiques) prégnants, risque une dégradation de note des agences à un horizon de quelques semaines vu les perspectives économiques calamiteuses et l’augmentation de dette qui s’opèrent. Au vu de la probabilité grandissante de voir la note de l’Italie passer à BB, la BCE a préféré prendre les devants et s’autoriser à poursuivre ses achats sur la dette souveraine italienne quelle que soit la décision des agences pour ne pas voir la péninsule sombrer d’un trait, tout comme l’avait fait la Grèce il y a quelques années…
- Etonnant d’ailleurs que la BCE, en tant qu’institution régalienne, autonome, aussi puissante, et assurant la régulation d’une zone aussi importante que l’Eurozone, en soit réduite à se conformer aux décisions de quelques agences de notation privées, souvent étrangères, qui ont maintes fois montré leurs limites et leurs faiblesses, que ce soit sur les corporates (rappelons ici le cas Dia, affublé d’une note BBB quelques mois avant la constatation d’une situation de surendettement) ; les banques (rappelons ici la notation AAA attribuée par Moody’s à bon nombre de banques européennes en 2007 et plus particulièrement aux banques islandaises quelques jours avant leur faillite) ; ou les Etats (S&P avait par exemple oublié 2000 milliards de dollars au bilan des USA en 2011 lors de leur dégradation de note). La BCE ne pourrait-elle pas décider d’elle-même de ses investissements, sans qu’une agence résume toute une analyse crédit d’un pays de 60 millions d’habitants en deux ou trois pauvres lettres affublées au pays par des analystes au turnover digne des salles de trading, alors même que c’est précisément ce qui est exigé par les régulateurs de chaque gérant de fonds, le plus petit soit-il ?
Du point de vue de la gestion, il peut donc être légitime de penser acquérir des obligations ‘Fallen Angels’, dont le rendement a bondi ces dernières semaines, dans la perspective des achats de la BCE. Attention cependant car peu de spécificités du programme sont pour le moment dévoilées, ce qui limite la visibilité sur les corporates, clairement pas les premiers en vue pour la BCE. De plus, que la BCE en achète ou non, acquérir ce type de titre reste un pari sur des entreprises dont la qualité de crédit est en train de faire un pas important qui peut durer longtemps et se détériorer assez fréquemment, le risque est donc réel pour l’investisseur contrairement à celui de la BCE qui n’a aucune contrainte de rentabilité. N’oublions pas ici que la BCE avait acquis en son temps des titres Steinhoff ou Dia, deux émetteurs qu’elle n’a bien sûr pas empêché de sombrer. Attention donc car :
- Il est rare que des entreprises ‘Fallen Angels’ s’en sortent en quelques mois, et une pression perdure généralement sur les spreads de crédit et sur les notations pouvant durer et s'accentuer pendant plusieurs années.
- Il est difficile, dans cette situation sans précédent, de connaître précisément la force de la BCE pour compresser les spreads du haut rendement face au risque de crédit réel et aux autres investisseurs (ETF en tête) ne pouvant acquérir ces titres.
- la BCE peut acheter des titres BB mais pourrait, en cas de dégradation trop importante dans la catégorie haut rendement, les vendre rapidement et sans aucune contrainte de prix, comme ce fut le cas pour Steinhoff ; les pertes de la BCE sont potentiellement illimitées et cela ne l’inquiètera pas, ce qui n’est pas le cas d’un investisseur ‘classique’.
- Nous ne sommes pas à l’abri d’une modification supplémentaire des règles d’achats de la BCE qui pourrait réduire ou limiter les contours de cette règle changeant drastiquement l’orientation des spreads sur cette catégorie spéculative.
Nous préférerons donc acquérir pour le moment des titres BBB, largement amassés dans le programme de la BCE, au refinancement relativement aisé dans cette période troublée et au risque de crédit modéré, tout en concentrant nos achats de ‘Fallen Angels’ sur le plus évident à nos yeux : les obligations de l’Etat italien, pour qui la BCE voudra à tout prix maintenir des taux bas, sans quoi l’Eurozone pourrait imploser en quelques mois.
II. La deuxième annonce préfigure les aides qui devraient s’opérer pour les entreprises au mix spécifique : il s’agit de l’aide de plusieurs milliards d’euros annoncée pour le transporteur aérien Air France, constituée d’un prêt garanti par l’Etat de 4 milliards d’euros assorti d’un prêt d’actionnaire de 3 milliards d’euros.
Nous avions clairement envisagé cette aide, l’Etat français ne pouvant, malheureusement pour le contribuable et heureusement pour les investisseurs que nous sommes, se résoudre à restructurer dans les règles une entreprise dont il est actionnaire, comme ce fut le cas pour Areva en son temps…
C’est donc un prêt de 25% du chiffre d’affaires qui est débloqué, à hauteur de 4 milliards d’euros, mais il était évident que celui-ci ne suffirait pas. Les règles de droit bloquant l’Etat français à 25% du chiffre d’affaires pour les prêts garantis, c’est donc un prêt direct d’actionnaire de 3 milliards d’euros qui a fait le complément, ce qui devient encore plus engageant pour le contribuable car, pour ce prêt, c’est bien l’Etat qui devra avancer l’argent.
Il est intéressant de noter ici qu’Air France avait déjà bien du mal à atteindre la rentabilité dans les années passées, on peut imaginer que les nouvelles charges de dettes colossales qui vont s’ajouter vont en faire une belle machine à pertes, au même titre qu’Areva, Vallourec ou la SNCF, quelques fleurons du portefeuille de l’Etat Français…
On s’abstiendra donc de rester créancier bien longtemps d’Air France, mais on pourra, conforté par cette injection de liquidité offrant un coussin pour rembourser les échéances courtes, investir sur les obligations 2021 ou 2022, voire même sur les hybrides au call 2020 dont le coupon prohibitif post-call devrait favoriser le remboursement anticipé en octobre prochain.
Tout comme pour les achats de la BCE, les gouvernements auront des critères bien spécifiques qu’il est important de bien peser pour s’assurer d’un sauvetage et acquérir des obligations même à des niveaux très dégradés : importance stratégique pour les Etats, secteur anéanti par la crise sanitaire, actionnariat en tout ou partie public, situation monopolistique ou oligopolistique, concurrence étrangère agressive et/ou bénéficiant d’aides de leurs propres gouvernements. Notons enfin qu’aucun critère de développement durable ou de bon sens ne doit être pris en compte pour cette analyse spécifique ; ainsi l’Etat vient-il de prêter 7 milliards d’euros à fonds perdu à une entreprise en situation de faillite technique annoncée et dont le secteur commence à être remis en question tant le transport aérien est polluant et totalement incompatible avec les objectifs de développement durable, soi-disant chers à nos gouvernements… La précédente aide annoncée sous forme d’augmentation de capital était attribuée à Vallourec il y a quelques semaines, entreprise qui fabrique des tuyaux pour les forages de grande profondeur dans l’industrie du pétrole… Et la prochaine aide pourrait bien être un prêt de 5 milliards d’euros à Renault, deuxième plus gros contributeur carbone mondial dans le secteur automobile après VW, avec 577 millions de tonnes de CO2 !
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/10/les-voitures-vendues-en-2018-laisseront-une-empreinte-carbone-de-4-8-gigatonnes-de-co2_5508391_3244.html
La France voulait être pionnière de l’engagement climatique et environnemental… Elle avait ici une bonne occasion de réallouer des ressources et d’engager une véritable politique ‘ESG’… Mais finalement on verra plus tard...
Matthieu Bailly, Octo Asset Management
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