L’année dernière, la pandémie de COVID-19 a ébranlé l’économie mondiale. Le choc négatif simultané de l’offre et de la demande qui en a résulté a entraîné l’effondrement de la demande mondiale, réduit l’activité économique au minimum et mis à l’arrêt les principales chaînes d’approvisionnement. Par la suite, la réactivité des gouvernements et des banques centrales qui ont mis en place des mesures de relance budgétaire et monétaire d’une ampleur inédite, conjuguée au déploiement de vaccins efficaces, a donné un puissant coup de fouet à l’économie, dopée par la reprise de la demande mondiale.
Le rebond marqué de l’activité économique, la hausse des prix de l’énergie et les pénuries d’approvisionnement ont renforcé les pressions inflationnistes au niveau mondial. Les cours du pétrole ont atteint leur plus haut niveau depuis sept ans, tandis que les prix du gaz naturel ont bondi de plus de 500 % en Europe. Après avoir progressé à un rythme soutenu au premier semestre 2021, l’économie mondiale marque le pas. L’apparition de nouvelles variantes du virus, la diminution du soutien politique, les pressions inflationnistes et le ralentissement de l’économie chinoise sont autant de facteurs d’incertitude pesant sur les perspectives conjoncturelles.
La combinaison d’une croissance lente et de pressions inflationnistes perturbe autant les gouvernements qu’elle les place face à un délicat exercice d’équilibriste. Ces derniers temps, certains signes ont laissé à penser que l’économie mondiale pourrait prochainement entrer dans une phase de stagflation semblable à celle des années 1970.
Qu’est-ce que la stagflation ?
La stagflation se définit comme une période de taux d’inflation élevés accompagnés d’une croissance économique ralentie et d’un taux de chômage élevé. Dans le pire des cas, la stagflation peut également désigner une phase d’inflation conjuguée à un recul du produit intérieur brut (PIB).
Les principales théories sur l’origine de la stagflation pointent du doigt les chocs d’offre, une mauvaise politique économique ou une combinaison des deux. L’arrêt brutal de la production d’un bien peut se traduire non seulement par une hausse rapide du prix de celui-ci, mais également par une augmentation générale des prix. La hausse des prix rend la production plus chère et moins rentable, ce qui ralentit la croissance économique. La stagflation peut également être le résultat des mauvais choix faits en matière de politique économique pour enrayer l’inflation, qui ne font qu’aggraver le ralentissement économique ou les pressions inflationnistes.
La stagflation place les dirigeants politiques face à un délicat exercice d’équilibriste, dans le sens où les mesures visant à réduire l’inflation ont généralement un effet négatif sur la production et peuvent faire augmenter le chômage, tandis que les mesures en vue de lutter contre le chômage peuvent aggraver l’inflation. Toutefois, la stagflation reste un phénomène rare car une demande faible a tendance à faire baisser les prix, ce qui signifie qu’un mécanisme d’autocorrection devrait raccourcir la durée de la récession.
Afin de mieux cerner le sujet de la stagflation, il est utile de savoir qu’il existe deux formes d’inflation. L’inflation par la demande désigne la hausse des prix imputable à des mesures macroéconomiques. Elle résulte généralement de la baisse des taux directeurs ou des impôts ou de l’augmentation des dépenses publiques. Ces mesures entraînent une hausse de la demande globale qui finit par excéder la capacité de production de l’économie. En revanche, l’inflation par les coûts est induite par des pénuries et ruptures d’approvisionnement qui surviennent la plupart du temps sur les marchés des produits alimentaires et de l’énergie. Elle se répercute sur les prix de vente au détail par l’intermédiaire de la chaîne de production. En règle générale, la politique monétaire n’a que peu de levier sur ce type d’inflation car un relèvement des taux directeurs ne permettrait pas de restaurer l’offre. Au contraire, elle risquerait d’aggraver les effets négatifs de l’inflation en restreignant la demande globale.
La stagflation des années 70
La Grande inflation et la stagflation des années 1970 ont été le résultat d’une succession inédite de mauvaises décisions politiques et d’événements historiques :
1) le souvenir douloureux de la dépression économique des années 30 a créé dans les années 60 et 70 un environnement politique marqué par l’aspiration au plein-emploi. Selon la politique de stabilisation keynésienne, le chômage nuisible devait être compensé de manière stable sur le long terme par l’inflation, alors considérée comme un moindre mal. On supposait que la baisse durable du chômage pouvait être atteinte avec une hausse modérée de l’inflation. Motivée par l’objectif du plein-emploi, la Réserve fédérale a provoqué d’importants déséquilibres budgétaires qui n’ont fait que s’accentuer. La politique de la Fed a accéléré l’expansion de la masse monétaire et fait grimper le niveau des prix sans réduire le chômage.
2) À la fin des années 60 et au début des années 70, l’économie américaine affichait des déficits budgétaire et courant croissants. La loi « Great Society » mise en place par le président Lyndon Johnson a introduit de vastes programmes de dépenses publiques en faveur d’une série d’initiatives sociales, dont Medicare et Medicaid. L’intervention militaire des États-Unis dans la guerre du Vietnam a également lourdement pesé sur le budget du pays. La politique des finances publiques de Lyndon Johnson a permis au pays d’atteindre une croissance économique de 4,9 % en 1968, mais avec un taux d’inflation de 4,7 % par an que la Réserve fédérale a complaisamment laissé grimper.
3) La politique du président Richard Nixon (1969 - 1974) a contribué au fléchissement de la croissance et à l’augmentation de la pression sur les prix. Afin de contrer l’inflation modérée déclenchée par les politiques de Lyndon Johnson, Richard Nixon a mis en place des contrôles sur les salaires et les prix qui ont eu un effet destructeur sur la demande globale et les marges bénéficiaires des entreprises. L’économie américaine, qui souffrait déjà d’une perte de compétitivité, a subi une grave récession entre 1973 et 1975. La suspension de la convertibilité du dollar (USD) en or a signé la fin des accords de Bretton Woods, système des parités de changes fixes sur lequel la Réserve fédérale avait ancré sa politique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette décision de suspendre l’arrimage du dollar à l’or a retiré à la Fed les fondations de sa politique et débouché, en conjonction avec la politique expansionniste menée pour lutter contre le chômage, sur un taux d’inflation supérieur à 12 % en 1974.
4) Les crises énergétiques, généralement désignées comme responsables de la récession aux États-Unis, n’ont été en réalité qu’un facteur aggravant d’une situation économique déjà lourdement affectée par la récession. Il y a tout d’abord eu l’embargo décrété par l’OPEP en 1973, qui a multiplié par quatre les prix du pétrole. Ensuite, en 1979, la révolution iranienne a provoqué une deuxième crise énergétique au cours de laquelle les prix de l’or noir ont triplé. Les chocs pétroliers des années 1970 ont déclenché une inflation par les coûts qui a atteint son point culminant en 1980 à 14,8 %.
Retour aux années 70 ?
On peut affirmer sans l’ombre d’un doute que l’environnement actuel caractérisé par une croissance modérée et une inflation durablement élevée fait peser des risques considérables sur la croissance mondiale tout en plaçant les dirigeants politiques dans une situation inconfortable. L’inflation durablement élevée peut entraîner un durcissement des conditions financières et un ralentissement de la dynamique de croissance en limitant la production et en ébranlant la confiance des consommateurs. Toutefois, un durcissement préventif injustifié de la politique monétaire pourrait étouffer la reprise économique sans parvenir à enrayer efficacement l’inflation par les coûts.
Sans pour autant minimiser les défis posés par l’environnement actuel, une inflation durablement élevée devrait être considérée comme un risque résiduel. La situation actuelle semble se distinguer de celle des années 1970 à bien des égards.
Perspective temporelle
Le timing et le déroulement des événements de la crise sanitaire n’ont que peu à voir avec les récessions des années 70 et 80. En 2020, le choc de la pandémie a porté un coup brutal à l’inflation et à la croissance qui se sont effondrées de concert. Les réactions politiques d’une ampleur inédite ont empêché une récession mondiale et favorisé une reprise très rapide et inhabituelle. Toutefois, le puissant rebond de la demande globale n’a pas pu être compensé par une offre restreinte, si bien que l’économie connaît aujourd’hui une phase d’adaptation difficile. Mais la croissance est solide et les taux de chômage renouent avec leurs niveaux d’avant la pandémie. Malgré les corrections récentes, les analystes estiment que les taux de croissance resteront soutenus en 2021 et 2022 et dépasseront la croissance tendancielle des dernières années.
Politique monétaire
La politique accommodante de la Fed et l’absence de cadre clair lui ont fait perdre sa crédibilité, provoquant la grande inflation des années 1970. La perte de crédibilité peut coûter très cher et la profonde récession du début des années 1980 a été associée à des mesures qui ont été prises pour contrôler l’inflation et restaurer la crédibilité de la Fed.
Depuis le début des années 90, l’indépendance des banques centrales et l’introduction progressive de cibles d’inflation ont considérablement amélioré leur crédibilité dans la lutte contre l’inflation. L’ancrage de la politique monétaire autour d’une cible d’inflation et les mesures des banques centrales des 30 dernières années ont significativement contribué à asseoir la crédibilité des banques centrales et à enrayer l’inflation.
Origine des pressions inflationnistes
La stagflation des années 70 a résulté d’une combinaison de mauvaises décisions politiques, de la retenue de la Réserve fédérale et d’un bouleversement historique du système monétaire international qui s’est accompagné de deux crises pétrolières. Même si les pressions inflationnistes varient en intensité d’un pays à l’autre, les récents moteurs inflationnistes reflètent le dynamisme de l’activité économique, la flambée des prix de l’énergie et les déséquilibres exceptionnels (et vraisemblablement provisoires) entre l’offre et la demande induits par la pandémie.
La pénurie de matières premières et les difficultés d’approvisionnement devraient progressivement se résorber dans la mesure où la lutte contre la pandémie progresse et que la hausse des prix stimule les investissements dans les capacités de production. Les prix de l’énergie ne devraient pas non plus rester longtemps à leurs niveaux élevés. Le monde peut produire suffisamment d’énergie et même si les prix sont assez hauts, les nouvelles offres des producteurs d’huile de schiste américains et d’autres pays hors OPEP inondent le marché. Par ailleurs, la transition énergétique et l’essor des énergies renouvelables freineront au fil du temps la hausse des prix de l’énergie.
Jusqu’à présent, la pression inflationniste ne semble pas non plus provoquer d’effet de second tour ni d’augmentation générale des salaires. Les hausses de salaires se concentrent essentiellement dans les secteurs touchés par la pandémie et concernent surtout les faibles revenus. L’automatisation remplace la main d’œuvre à un rythme effréné et la pénurie de personnel actuelle pourrait même contraindre les entreprises à accélérer le processus.
L’évolution de l’inflation est soumise à de nombreux impondérables à court terme, mais globalement, rien ne laisse présager un retour de la grande inflation des années 70. Dans l’ensemble, la situation actuelle n’indique pas de changement dans la dynamique d’inflation à long terme. Les forces structurelles, telles que la démographie, la technologie, le creusement des inégalités économiques et la mondialisation, devraient maintenir la pression désinflationniste à plus long terme.
Mais attention aux risques
Même si un retour de la stagflation des années 70 est peu probable, l’environnement actuel comporte des risques qui ne doivent pas être sous-évalués.
Les risques inflationnistes suivent une tendance relativement haussière et pourraient se matérialiser si le déséquilibre entre l’offre et la demande dure plus longtemps que prévu. Une inflation durablement élevée pourrait menacer la croissance en limitant la production ou en ébranlant la confiance des consommateurs. Plus les difficultés du côté de l’offre persistent, plus le risque est grand que celles-ci entraînent des effets de second tour et une inflation générale. L’augmentation des anticipations d’inflation pourrait précipiter la normalisation de la politique monétaire dans les économies avancées et donc nuire à la reprise.
Les dirigeants politiques doivent trouver le juste équilibre entre soutien indéfectible de la croissance et réactivité face à une pression inflationniste potentiellement dangereuse. Il sera particulièrement important d’éviter un désancrage des anticipations d’inflation à moyen terme et de prévenir une spirale inflationniste qui provoquerait un durcissement brutal de la politique monétaire. Si les pressions inflationnistes devaient produire des effets de second tour durables qui déclencheraient eux-mêmes des hausses de salaires, les banques centrales seraient contraintes de faire preuve de fermeté et de prendre des mesures plus restrictives.
Par Dr. Andrea Siviero, INVESTMENT STRATEGIST
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