Des milliers de milliards d’Euros. C’est la taille des fonds gérés selon une approche « responsable ». Dans le monde. Et en particulier en Europe où les évolutions réglementaires ont fortement accéléré le développement de cette forme d’investissement. Rien qu’en France, l’étude de l’AFG de mai 2020 chiffrait l’Investissement Responsable à 1 861 milliards(1). Un chiffre certainement largement dépassé depuis.
Le nombre de fonds labellisés bat des records année après année. Les flux vers les valeurs « vertes » poussent leurs valorisations à de tels niveaux que les analystes ont besoin d’avoir recours à un trésor de créativité pour les justifier selon les canons économiques classiques. Les entreprises réorientent leur discours pour essayer de capter cette manne ISR, en essayant de voir leur titre happé dans cette cohue de flux acheteurs. Il faut dire qu’entre le E, le S, et le G, rares sont celles qui n’ont pas une histoire à raconter.
En face de ce phénomène de masse, certains observateurs restent dubitatifs, voire sont critiques. De grands investisseurs, qui ont construit leur succès sur un profond scepticisme vis-à-vis des mouvements de foule, rejettent le flou entretenu à la fois par les entreprises et l’industrie de la gestion d’actifs, un écran de fumée facilité par la multiplicité des concepts. Ils demandent à l’inverse des cadres réglementaires clairs, coercitifs, s’imposant à toutes les entreprises en fixant les règles du jeu, qui seraient beaucoup plus efficaces qu’un mouvement laissé au bon vouloir des entreprises. Face à l’urgence de combattre le réchauffement climatique, un label vert n’est pas suffisant : ils réclament une taxe carbone. Face au fléau de l’addiction au numérique, ils demandent une réglementation définissant des règles de conception des applications. Et plus largement, ils soulignent le conflit entre ces grands discours emplis de bonne volonté, et la nécessité impérieuse pour les entreprises de réaliser des profits dans un monde compétitif. Le patron démissionnaire de l’investissement durable chez Blackrock, Tariq Fancy, a apporté de l’eau à leur moulin en déclarant cet été que l’ESG était « un placebo dangereux », « une distraction mortelle ».
Le praticien honnête de l’ESG lui-même ne manque pas de lucidité sur sa discipline et sa difficulté à l’exercer. Hétérogénéité des informations publiées par les entreprises résultant des variations de méthodes et de périmètres, faible corrélation entre les notations fournies par les agences externes compte tenu des biais méthodologiques (les notes des entreprises dépendent beaucoup de qui les produit), mauvaise prise en compte des spécificités de l’activité de l’entreprise (un producteur d’acier aura toujours une empreinte carbone plus forte que son distributeur mais ils sont parfois comparés de la même manière), biais de communication dans les évaluations (ne disposant pas des mêmes ressources pour répondre aux nombreux questionnaires envoyés par les agences d’analyse, les petites sociétés sont systématiquement moins bien notées que les grandes), la liste des limites de l’exercice est longue… Plutôt que de faire ici un inventaire complet – et pénible - des remontrances fréquentes adressées à la discipline, il est préférable de renvoyer le lecteur vers l’étude de 214 pages publiée par la Commission Européenne de Novembre 2020, qui a pleinement conscience des enjeux(2). Les autorités pourraient répondre : « nous sommes au courant ». Dans ce torrent de critiques et confronté à des problèmes souvent difficilement solubles, on pourrait se demander si ce combat est véritablement pertinent. En réalité, et comme souvent face à un horizon trouble, se plonger dans l’Histoire permet de se rendre compte que d’autres temps ont fait face à des difficultés analogues, et progressivement franchi les obstacles d’une quête de sens ininterrompue.
« Face à un horizon trouble, se plonger dans l’Histoire permet de se rendre compte que d’autres temps ont fait face à des difficultés analogues. »
L'HISTOIRE DES NORMES COMPTABLES, UN GUIDE ÉCLAIRANT FACE AUX ENJEUX DE LA COMPTABILITÉ ESG
La publication des comptes des entreprises est aujourd’hui considérée comme une évidence pour tout investisseur. Comment imaginer investir dans les titres d’une entreprise de nos jours sans avoir la moindre idée de sa capacité à générer des résultats, sans pouvoir quantifier ses flux de trésorerie, ou sans connaître sa situation bilantielle ? C’est pourtant un acquis relativement récent, qui s’est essentiellement construit au cours des 100 dernières années.
C’est seulement à la fin du XIX° siècle qu’est né le besoin de partager des informations financières avec des parties tierces. En commençant par la communauté d’investisseurs. La construction des chemins de fer américains nécessitait tant de capitaux que même les familles les plus riches du pays ne pouvaient entreprendre sans faire appel à des capitaux externes. Pour la première fois à une telle échelle, une industrie était avant tout dirigée par des professionnels devant rendre des comptes à des investisseurs (souvent Anglais, donc éloignés). C’est ainsi que sont apparus les prémices de la comptabilité moderne. Pour autant, ces données étaient pour le moins qu’on puisse dire parcellaires, et soumises à la bonne volonté des entreprises. Ces dernières ne voyaient d’ailleurs souvent aucun intérêt à les publier, y compris des informations aussi basiques que leur chiffre d’affaires, par crainte que cela n’aide leurs concurrents ! Dans l’obscurité totale, l’investisseur faisait avant tout confiance au bon jugement de son banquier plutôt qu’à l’analyse fine des états financiers. La plupart du temps, c’est l’existence d’un dividende (le coupon), qui permettait de supposer que l’entreprise était rentable. Ce n’était pour autant pas une formule infaillible, certains dirigeants peu scrupuleux le distribuaient simplement en puisant dans ce qu’on appelle aujourd’hui les primes d’émission, à savoir l’argent injecté par les actionnaires eux-mêmes, et non pas dans des profits, souvent inexistants. Pendant plusieurs décennies au XXème siècle, des débats enflammés de praticiens, des querelles d’experts enragées ont façonné la pratique comptable avant qu’une instance régulatrice ne naisse pour y mettre de l’ordre et faciliter les comparaisons. D’ailleurs, le terme US GAAP, pour Generally Accepted Accounting Principles, définissant le langage commun aux règles comptables américaines, illustre bien que la coutume a précédé la règle. La pratique a précédé le droit, non pas l’inverse.
Le concept d’amortissement par exemple, aujourd’hui universel, qui permet intelligemment d’étaler au sein du compte de résultats le coût représenté par un investissement sur les années de vie utiles d’un actif, fut moqué, critiqué car il était considéré comme un moyen de lisser les profits des entreprises ! Il faut dire que beaucoup d’entreprises amortissaient les actifs en fonction des profits, et non pas en fonction de l’usure matérielle estimée de l’actif. Ces concepts se sont affinés au fil du temps, et ce n’est même qu’à partir de la Grande Dépression qu’on a confié à la SEC, créée en 1934, l’autorité sur le respect d’un certain nombre de pratiques comptables. Et ce n’est qu’en 1973, après plusieurs tentatives infructueuses, que l’actuelle FASB (Financial Accounting Standards Board) a réellement mis en place la codification des règles comptables. Certaines tentatives ambitieuses, comme celle de réévaluer chaque année le bilan en fonction de l’inflation, se soldèrent par des échecs. D’autres innovations permirent de transcrire en chiffres des réalités que la comptabilité n’arrivait pas à apprécier auparavant. La formule issue des travaux sur les évaluations d’options publiés par les mathématiciens Black et Scholes en 1973 en est un bon exemple. La discipline comptable s’est ainsi considérablement enrichie au fil du temps et a évolué sous forme d’au moins 4 dialectes. A la comptabilité financière destinée aux pourvoyeurs de capitaux, s’est ajouté l’indispensable contrôle de gestion, permettant au dirigeant d’identifier et d’actionner les leviers internes à l’entreprise. La décision par les Etats de taxer les entreprises a conduit à la mise en place d’une comptabilité fiscale, distincte des états financiers, et qui ne pouvait plus être arbitraire ou soumise au bon vouloir des dirigeants. Enfin certains secteurs régulés, ou devant démontrer leur solvabilité, comme la banque, l’assurance ont le plaisir de maintenir un 4ème type de comptabilité selon des normes prudentielles, propres à leur métier, afin que leur autorité de tutelle les autorise à maintenir leur activité. Aucune de ces règles n’est figée. Elles continuent d’évoluer en fonction de la pratique comptable, de l’évolution des modèles économiques et aussi de choix politiques. L’objectif des règles comptables est ainsi de résumer des situations extrêmement complexes en les ramenant à des données quantifiées. Les données ESG sont un nouveau chantier dont nous sommes aujourd’hui aux prémices.
« Pendant plusieurs décennies au XXème siècle, des débats enflammés de praticiens, des querelles d’experts enragées ont façonné la pratique comptable. »
UN CINQUIÈME DIALECTE ?
Ainsi les informations ESG, demandées par les investisseurs et par les agences spécialisées dans la notation des différents piliers pourraient devenir un nouveau pan entier de la comptabilité, cette fois destiné à la Société. Nécessaires pour comparer les entreprises entre elles, ces données ramènent des réalités hétérogènes à un chiffre, permettant d’objectiver la réalité mieux que de longs discours. Mais leur définition et leur organisation ne sont pas décrétées par un organisme tutélaire. Les entreprises sont assaillies de requêtes et sont épuisées de demandes de questionnaires venant de toutes parts, chacun y allant de son propre prisme d’analyse. La donnée ESG est probablement aujourd’hui au même stade que la comptabilité financière de la première partie du XXe siècle.
Aujourd’hui, comme il y a un siècle pour les informations comptables, les données publiées reposent sur du déclaratif, il s’agit essentiellement d’un exercice d’auto-évaluation, dont la pertinence est ainsi discutable et qui comporte donc des risques d’erreurs méthodologiques voire de tromperie. De premiers efforts de standardisation avaient déjà été entrepris par la Commission Européenne via la directive NFRD (Non Financial Reporting Directive) visant à mieux cadrer les informations publiées par les entreprises. Mais ce texte comportait une lacune majeure : les indicateurs n’étaient pas suffisamment standardisés. Chaque entreprise était alors libre de sélectionner les informations et méthodologies de calcul pour chacun des thèmes imposés par la réglementation. La NFRD laissera bientôt place à la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) qui s’appliquera dès 2023 à un nombre plus important d’entreprises(3) pour standardiser davantage la donnée et rendre plus systématiques les audits, et on peut d’ores et déjà anticiper que d’autres exigences viendront encore renforcer le dispositif. Le monde de l’ESG va devenir une formidable opportunité économique pour les cabinets d’audit mais aussi pour des groupes comme Bureau Veritas et les autres entreprises du secteur des TIC (Testing, Inspection, Certification), dont les ingénieurs sont particulièrement bien placés pour dresser les bilans environnementaux des entreprises sous toutes leurs dimensions. Le cabinet d’audit PWC, comme les autres Big Four, fourbit ses armes, et a prévu d’augmenter ses effectifs de 100 000 personnes dans les 5 ans pour construire ses capacités dans le domaine. Le train de l’harmonisation et de l’amélioration des données est en marche.
« La donnée ESG est probablement aujourd’hui au même stade que la comptabilité financière de la première partie du XXe siècle. »
LE CAPITALISME PEUT-IL VALORISER LA VERTU ?
De son côté le régulateur Européen met la pression sur l’industrie de la gestion d’actifs pour qu’elle standardise ses pratiques, améliore sa transparence, et adopte un langage commun : règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), Taxonomie, TCFD (Task Force on Climate-related Financial Disclosures)… Cette valse de règlements successifs imposant des publications toujours plus denses ne doit pas faire perdre de vue l’objectif principal du régulateur : inciter les acteurs du capitalisme à flécher leurs capitaux vers des entreprises vertueuses. En jargon financier, on parle d’abaisser le coût du capital des entreprises. En termes plus simples : faire monter le prix des bons élèves, abaisser leur coût de financement, et ce faisant, récompenser la vertu.
Face aux risques environnementaux et spécifiquement celui du réchauffement climatique qui pèse sur tous ; devant les laissés-pour compte d’une incroyable croissance économique dopée par l’innovation mais qui n’a pas fait que des gagnants ; enfin en réponse à l’écœurement ressenti par une partie de la population vis-à vis de certaines rémunérations de dirigeants considérées comme choquantes voire immorales, le pouvoir régalien, via ce cocktail de 3 lettres - E, S, et G - demande ainsi au capitalisme de s’autoréguler. Pour sauver chaque pilier sur lesquels il repose et sans lesquels ce système ne pourra perdurer. Et quoi de plus habile que de réguler le capitalisme en concevant un système enrichissant ceux qui sont perçus comme plus vertueux et en pénalisant ceux qui font comme si de rien n’était ?
« Le pouvoir régalien, via ce cocktail de 3 lettres - E, S et G - demande ainsi au capitalisme de s’autoréguler. »
En revanche le gaz est bienvenu outre-Rhin, car il se marie bien aux énergies renouvelables intermittentes et émet moins de CO2 que le charbon… Les engagements pris par un Etat envers les autres dans le cadre de traités compliquent également fortement la donne. En l’absence d’une gouvernance mondiale, la nécessité de se coordonner entre Etats ralentit les velléités réformatrices quand elles existent. Par exemple si une zone décide de taxer le carbone, pourrat-elle dans le cadre de l’OMC se protéger en taxant les importations de la même manière ? On peut comprendre les hésitations réformatrices quand il est impossible de faire cavalier seul au risque de détruire sa propre compétitivité. Même s’il a eu des effets positifs indéniables, le marché européen du carbone au sein de l’UE a aussi fortement pénalisé les industries lourdes domestiques et favorisé les investissements en dehors de nos frontières (phénomène de « fuite de carbone »). Heureusement sur ce sujet, la volonté est forte aujourd’hui de franchir une étape supplémentaire. Le changement de leadership à Washington pourrait aussi drastiquement accélérer la donne. La Chine l’a déjà compris, l’usine du monde sait qu’elle se retrouvera coupée de nombreux débouchés dans quelques années si elle n’améliore pas fortement son bilan CO2.
La réglementation n’est pas toujours armée face à un problème sociétal flagrant, car la solution n’existe pas encore. De nombreuses innovations doivent être stimulées pour faire apparaître les solutions de demain, mais il est impossible ex-ante de définir ce qui fonctionnera et ce qui ne fonctionnera pas. Interdire le plastique ? C’est aujourd’hui impossible voire contreproductif pour la plupart des applications, mais les autorités peuvent par différents moyens récompenser les acteurs qui s’emparent de ce sujet, en inventant de nouveaux matériaux, en travaillant sur le recyclage et l’éco-conception, en encourageant la réutilisation des contenants et le développement de la vente en vrac…
Des initiatives nombreuses qui nécessitent énormément d’intelligence collective, qui aboutiront à des améliorations dans le temps. Des règles trop rigides, un régulateur trop dirigiste, risqueraient au contraire d’étouffer la créativité nécessaire à une découverte technologique ou scientifique. Le législateur joue son rôle en maniant le bâton et la carotte : d’un côté il fait peur en agitant des menaces d’interdictions, ce qui pousse les industriels à toutes les étapes de la chaîne de valeur à innover pour survivre. De l’autre il encourage un système qui rémunère ceux qui font partie de la solution en poussant leurs valorisations à des niveaux stratosphériques (le Norvégien Tomra spécialiste de la consigne plastique s’échange à 70 fois ses résultats attendus cette année).
« La Chine l’a déjà compris, l’usine du monde sait qu’elle se retrouvera coupée de nombreux débouchés si elle n’améliore pas fortement son bilan CO2. »
De ceci émergeront des solutions, qui donneront lieu à des réglementations adaptées au nouvel état de fait. La vente en vrac parviendra-t-elle à résoudre les nombreux challenges auxquels elle fait face ? Les innovations dans l’éco-conception, les matériaux, et le recyclage, notamment chimique, suffiront-t-elles à rendre ce matériau largement acceptable de nouveau ? Personne ne connaît la réponse, et le régulateur se contente à ce stade de créer l’urgence.
Enfin, de manière plus globale, l’ESG est un soft power efficace, et sur certains sujets plus pertinent qu’une réglementation, puisqu’il encourage les entreprises à adopter de bonnes pratiques partout, y compris loin de leur pays d’origine. A l’heure de la mondialisation, du dumping fiscal, social ou environnemental, l’ESG est une force de rappel contre les comportements toxiques menés à l’étranger et sur lesquels la réglementation du pays d’origine a peu de levier. Une controverse écologique ou sur les droits humains à l’autre bout de la planète, et c’est une sanction sévère que le marché inflige à la valorisation de l’entreprise. Avec plus du tiers du marché mondial de l’investissement responsable, l’Europe peut exiger des données de la part des entreprises du monde entier. L’avance de l’Union Européenne dans la définition des normes ESG est à ce titre un actif politique important, elle a le potentiel de définir les pratiques et le cadre réglementaire qui s’imposeront bientôt de manière transfrontalière. Ainsi, si on peut regretter, mais aussi comprendre, l’approche trop douce utilisée par le législateur, une chose semble acquise : sur les sujets essentiels, à commencer par celui des gaz à effet de serre, la réglementation continuera d’émerger et de se structurer. Sous diverses formes (accélération des interdictions, taxations…) avec une étendue et selon un calendrier que personne ne connait. Pour les investisseurs, se préoccuper de ces grands enjeux ESG est certes une manière de contribuer à des évolutions sociétales souhaitables, mais c’est également une manière de se préparer à des évolutions sociales inéluctables, et qui seront parfois brutales. Ils doivent penser en amont et investir dans les sociétés qui sont pionnières dans la transformation de leur propre secteur. Tout comme la comptabilité a fait un grand bond en avant quand les Etats ont décidé de taxer les entreprises, l’investissement via le prisme de l’ESG prendra d’autant plus d’importance quand les profits des entreprises seront financièrement impactés par les exigences de durabilité. Il fait peu de doutes que la fiabilité des données, dont le chantier est en cours et que tout le monde réclame à commencer par les entreprises elles-mêmes, sera aussi le point de départ à des innovations fiscales pénalisantes pour les retardataires. L’évolution de la taxation du CO2 est un modèle qui pourrait être répliqué à beaucoup d’autres sujets : d’abord publication des données, suivie de la mise en place d’un système de taxation, de plus en plus coercitif, étendu à davantage de secteurs et repris dans davantage de pays. ESG et réalité économique convergeront nécessairement et ne seront plus les deux mondes séparés tels qu’ils co-existent parfois aujourd’hui.
« L’ESG est un long voyage et le monde de la gestion d’actifs vient seulement de monter en selle. »
On l’a vu, le sujet de l’Investissement Responsable est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, et nous n’en sommes qu’à ses prémices. Comme dans la discipline comptable, des erreurs seront commises et analysées a posteriori comme des impasses. Des démarches simplistes dont on parlera comme des erreurs de jeunesse. A l’inverse des innovations vont naître et être amenées à faire avancer la discipline dans le bon sens. L’ESG est un long voyage et le monde de la gestion d’actifs vient seulement de monter en selle.
FACE AU RISQUE DE FAUSSE PISTE, QUELLE BONNE DÉMARCHE POUR L'INVESTISSEMENT RESPONSABLE ?
Le contact pragmatique avec la réalité et les entreprises est le meilleur antidote à une réflexion hors sol un peu idéaliste consistant à n’investir que dans ce qui plaît à l’œil. Aujourd’hui, pour plaire aux agences, il ne faut pas être un émetteur de CO2, par conséquent nombre de groupes cèdent leurs actifs problématiques (un champ de pétrole, une centrale au charbon), pour retrouver ainsi la faveur des investisseurs. Sur le terrain, en réalité, rien ne change : l’actif change de propriétaire mais continue à émettre du CO2, l’acheteur a fait une bonne affaire en profitant de la position de faiblesse du vendeur qui était contraint de brader. Le système, bien malgré lui, profite au vice. Certaines sociétés poussent même le vice jusqu’au bout et ont fait de ce rapport de force leur modèle économique. La pression à vendre les actifs polluants facilite évidemment le discours marketing, donne peut-être bonne conscience, mais est une fausse piste. Une pratique plus subtile, moins spectaculaire mais plus efficace, serait de ne pas seulement regarder la photo en instantané de l’entreprise, mais aussi et surtout sa démarche d’amélioration et, par conséquent, ses investissements. Ne pas regarder uniquement le bilan, mais aussi le tableau de flux d’investissement. Qui fait le plus pour la planète : le groupe pétrolier qui vend ses actifs problématiques pas cher à une société non cotée en dehors des radars de l’ISR, ou le groupe pétrolier qui certes conserve ses actifs hérités de l’histoire, mais dont l’essentiel des investissements est consacré aux énergies renouvelables et à la chimie verte ? La réponse va de soi, pourtant cette approche est aujourd’hui dans un angle mort pour les fonds ISR. Sur ce plan-là, l’industrie sur-promet, sous-délivre, et la cause perd du temps.
« Demain un client nécessairement soucieux de ses émissions CO2 évincera un fournisseur en faveur d’un autre sur la base de son bilan carbone. »
A l’inverse d’autres innovations révolutionneront également certaines pratiques. On voit le monde financier indexer de plus en plus les taux d’intérêt d’un prêt sur certains critères ISR (green / social bonds) , une invention formidable porteuse d’améliorations tangibles à condition que les critères soient suffisamment rigoureux et exigeants, et qui pourrait être élargie voire systématisée. Imaginez que votre prêt immobilier voie son taux varier en fonction des travaux d’efficacité énergétique réalisés dans votre logement. Le calcul des émissions CO2 défini par le GHG Protocol qui consiste à analyser toute la chaine de valeur d’un produit, amont et aval, via les fameux calculs Scope 1 à 3, est complexe à mettre en œuvre mais constitue un levier gigantesque d’amélioration globale : demain un client nécessairement soucieux de ses émissions CO2 évincera un fournisseur en faveur d’un autre sur la base de son bilan carbone. Le levier est mondial et a le potentiel de créer un puissant effet d’entraînement général. De plus en plus, les dirigeants voient une partie de leur rémunération liée à l’amélioration de certains éléments ESG-clés de leur organisation. De savoir que les dirigeants des entreprises petites et grandes se lèvent le matin en prenant en compte ces enjeux sociétaux va évidemment dans le bon sens. Peut être un jour les médias titreront-ils sur la performance ESG des entreprises de la même manière qu’ils le font aujourd’hui lors de la publication de leurs résultats financiers. Quel indicateur ESG sera l’équivalent de l’EPS (Earnings per Share) ?
Une démarche permanente de progrès et de formation nous semble être la bonne attitude à adopter pour évoluer dans cette discipline en construction. La facilité avec laquelle l’industrie a conçu des fonds offrant une promesse marketing attrayante en privilégiant les dossiers les plus à la mode et peu clivants, mais oubliant l’analyse de la qualité des modèles économiques et la discipline de valorisation, sera probablement un jour analysée comme une fausse piste, notamment si les résultats financiers ne sont pas à la hauteur des attentes actuelles très élevées. A côté des sociétés « Happy Few » (on pense immédiatement aux pure players des énergies renouvelables), la plupart des secteurs, et les entreprises qui les composent ont besoin d’être transformés, en interne, d’innover, et donc d’être accompagnés par les investisseurs. Les plus petites sociétés pour lesquelles le vocable de la finance responsable est parfois loin de leurs préoccupations premières, doivent prendre conscience de l’importance de la publication de leurs données ESG. Elles doivent intégrer l’idée que c’est un chantier inéluctable qui n’est pas une simple fantaisie qui passera avec le temps, bien au contraire.
Chez Amiral Gestion, nous considérons que c’est également le rôle des investisseurs de dialoguer avec les émetteurs des sujets de matérialité concernant leur activité, de bien comprendre les enjeux, pour à la fois les encourager à prendre le leadership de la transformation de leur secteur, source d’opportunités, et leur faire réaliser le risque que constitue une action trop molle. Ils doivent encourager les entreprises à faire ce qui a du sens de manière concrète, non pas à camoufler les sujets qui fâchent, contrairement à la pratique actuelle. Leur faire prendre conscience à quel point une controverse peut nuire à l’image de l’entreprise, les inciter à mettre en place tous les dispositifs visant à réduire ce risque (politique de conduite des affaires, dispositif de lanceur d’alerte…) et à incorporer le résultat de ces échanges dans leur analyse, comme ils le font déjà avec de nombreux critères financiers. Ils doivent se méfier comme de l’eau qui dort, et même fuir les entreprises qui pratiquent l’évitement fiscal, tant ses impacts sont délétères, et espéronsle amenés à devenir impossibles. Ils doivent jouer leur rôle d’actionnaire responsable en Assemblée Générale. Aussi, ils doivent apporter leur contribution à la construction d’un cadre normatif pertinent pour l’ESG de demain. Pour finir, ils doivent incorporer tous ces angles de compréhension dans leur appréciation globale de l’entreprise pour prendre des choix de gestion éclairés qui combinent responsabilité et investissement et ne pas les considérer de manière isolée. A ces conditions, l’investissement responsable prend tout son sens.
Par Raphaël Moreau, Gérant chez Amiral Gestion
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