À la suite de la grande crise financière de 2008 et jusqu’à la sortie du COVID, nous avons connu une longue période de « politique de taux zéro » qui a désorganisé tout l’écosystème financier. Le coût du capital est à la finance ce que la gravité est à la physique. S’il disparaît, la valeur des actifs s’envole, de même que les objets physiques ne sont plus attirés vers le sol.
Mais cela n’est que la conséquence la plus visible de cette période aberrante. Les « taux zéro » ont aussi impacté des modèles économiques entiers et contraint certains secteurs à se réinventer pour survivre pendant que d’autres en profitaient pour prospérer. Cette nouvelle dynamique et ces rapports de force remaniés ont créé, transféré et amplifié des risques de plus en plus opaques et de moins en moins bien maîtrisés par les régulateurs.
Dans un article récent, la BIS (Bank for International Settlements) en offre un exemple édifiant. Elle montre comment, en fragilisant le modèle de l’assurance vie, les « taux zéro » ont forcé les acteurs du secteur à prendre de plus en plus de risques. Elle explique ensuite comment l’implication grandissante des fonds de Private Equity (PE) dans le secteur a accéléré et amplifié cette dynamique hasardeuse. Le constat de la BIS est sans appel : aujourd’hui, les polices d’assurance vie reposent sur moins d’actifs qui sont plus risqués et moins liquides. Comment cela a-t-il pu se produire ? Quels enseignements peut-on en tirer ?
Le métier d’un assureur vie est de collecter des primes qu’il investit, en échange de quoi il doit verser une somme prédéfinie au moment du décès de l’assuré. L’incertitude de son métier porte donc à la fois sur le rendement qu’il obtient de ses actifs et sur la valeur actuelle des sommes futures à décaisser lors des décès. Ces deux paramètres impactent négativement l’assureur quand les taux d’intérêts baissent car le rendement des actifs baisse et la valeur actuelle des engagements vis-à-vis des assurés augmente. Cela veut dire moins de résultats et moins de fonds propres pour l’assureur. Face à cette double menace, les assureurs ont investi dans des actifs plus risqués pour obtenir de meilleurs rendements et ont cherché des solutions pour réduire leurs besoins en fonds propres. Ces deux priorités ont suscité l’intérêt des fonds de PE, essentiellement aux États-Unis, qui y ont vu une opportunité de monétiser leur savoir-faire. Ils ont profité des valorisations décotées du secteur pour racheter tout ou partie de nombreux assureurs (leurs investissements dans l’industrie ont été multipliés par sept depuis 2010). Ils ont ensuite généré des commissions de gestion et d’origination en investissant les actifs des sociétés d’assurance dans leurs investissements non cotés, notamment dans le crédit structuré et les infrastructures. Enfin, ils ont exploité les différentes réglementations locales pour optimiser les fonds propres des assureurs. Pour cela ils ont poussé les assureurs qu’ils détenaient à céder leurs polices les moins rentables, principalement à des réassureurs offshores qui y voyaient leur intérêt car leur réglementation locale leur imposait moins de fonds propres. Ainsi les assureurs vie liés à des PE ont cédé près de la moitié de leurs actifs ($400 milliards) à fin 2023, contre seulement 10% pour les autres assureurs vie. 2/3 de ces risques cédés ont été repris par des réassureurs liés à des PE et situés dans des centres offshores. Ces manœuvres ont augmenté le levier du secteur et complexifié son suivi car les connexions entre les acteurs se sont multipliées.
Grâce à toute cette mécanique, les PE ont pu améliorer la rentabilité des actifs et réduire les besoins en fonds propres pour optimiser le ROE des assureurs. Mais il n’y a pas de martingale en finance, en contrepartie de cette meilleure rentabilité, ces assureurs détiennent désormais plus d’actifs privés qui sont souvent plus risqués, plus opaques et moins liquides. En outre, même si les assureurs ont cédé beaucoup de polices d’assurance et amélioré leur bilan au passage, ils restent exposés au risque de faillite des réassureurs.
Cet exemple présenté par la BIS a le mérite de décortiquer des mécanismes obscurs engendrés par les politiques de taux zéro. En 2008, le risque de contagion était fort mais au moins on savait d’où il provenait : les subprimes. Quinze ans plus tard, le risque de contagion semble toujours élevé mais il est protéiforme et réparti un peu partout dans l’économie. Les « taux zéro » ont stimulé une créativité financière sans précédent et les banques centrales comme les régulateurs doivent s’assurer de comprendre les répercussions de ce qu’ils ont engendré.
Tribune rédigée par Laurent Chaudeurge, Responsable ESG et Porte-Parole de la Gestion de BDL Capital Management
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