L’interpellation de plus en plus fréquente et virulente des industriels et des marques par les consommateurs créée un aléa inédit pour les groupes de grande consommation comme pour les investisseurs, sommés de modifier leurs grilles de lecture.
Parmi les grandes mutations qui traversent l’économie et en transforment les contours, il en est une qui affecte avec force le secteur des biens de consommation : c’est le changement de posture des consommateurs vis-à-vis des marques. Jusqu’à récemment, ces derniers étaient les cibles consentantes et passives de stratégies marketing visant à rendre un produit désirable en vue de les faire acheter. Mais deux ruptures concomitantes sont venues affecter ce schéma bien rodé. D’un côté, la société s’alarme de plus en plus ouvertement de l’inertie des entreprises face à la crise écologique et à l’urgence climatique et entend désormais conditionner son achat à une implication réelle et sincère dans le champ de la responsabilité environnementale. De l’autre côté, l’essor du web social permet aux consommateurs d’« horizontaliser » leurs relations avec les marques et d’interpeler les entreprises directement et sans retenue, quitte à saper durablement une image en cas de soupçon de négligence ou d’insincérité. Les exemples abondent de cette hybridation du consommateur dans le champ du citoyen avec en corollaire, un déplacement du rapport de force entre marques et consommateurs.
Cette émergence des « consom’acteurs » pose un défi existentiel pour les industriels de la grande consommation. Car entre demande de circuits courts et rejet du plastique à usage unique, c’est leur proposition de valeur-même, fondée sur des process structurellement polluants (acheminement des intrants, production, conditionnement, logistique…), qui est remise en cause. L’asymétrie entre la lourdeur des moyens à mettre en œuvre pour construire une marque, une réputation, et la facilité dont disposent ces « consom’acteurs » pour la détruire, crée dès lors un aléa et démultiplie en retour le risque inhérent à toute décision d’investissement (dans un lancement de produit ou dans une ligne de production).
Des positions établies fragilisées
Pour les investisseurs, ce changement de paradigme fait voler en éclat les grilles de lecture traditionnelles. Une première incidence concerne l’analyse-même des valeurs. Ces grandes mutations sociétales en cours fragilisent les positions établies et renforcent en retour le rôle du marketing, propulsé au rang de moteur de création de valeur et, donc, de performance boursière de premier plan. Alors que l’analyse d’un industriel de la grande consommation laissait il y a peu une large part à l’analyse macroéconomique des flux de consommation, les investisseurs sont désormais aculés à appréhender la capacité des entreprises à comprendre les mutations de ces mêmes flux et à jauger la capacité de chacune de leur marque à créer de la valeur actionnariale dans ces contextes dégradés et versatiles. Et la tâche n’est pas mince, tant la diversité des situations les prive d’indicateurs homogènes. Une autre victime de cette hétérogénéité des situations concerne les nomenclatures boursières traditionnelles, voire la notion même de secteur des biens de grande consommation, désormais vidée de sa pertinence.
Comment s’y retrouver, dans ce nouveau monde où un moteur de création de valeur peut quasiment disparaître du jour au lendemain ? Une première réponse réside tout simplement dans une lecture ESG (environnement social, gouvernance) de la cote. Toute tentative de greenwashing étant scrutée de toute part et se payant instantanément sur les ventes, les groupes les plus vertueux sur la première lettre de l’acronyme sont a priori les moins susceptibles d’être pris en flagrant délit d’irresponsabilité environnementale. Utile, cette première lecture est toutefois insuffisante.
Une autre réponse réside dans l’analyse de la résilience des gammes de produits de ces industriels et donc, dans leur diversification. Prenons Nestlé. Le groupe suisse dispose d’un portefeuille de 9 métiers et d’une grande diversité de marques dans chacun de ces métiers. Dans le seul café, la récente acquisition de la licence Starbucks permet à l’industriel de renforcer sa capacité à faire face à des accidents de parcours dans le café, voire d’attaquer les marques de distributeurs (MDD). Autre exemple, la bière. Les grands industriels du secteur tentent depuis plusieurs années de parer à l’attrait croissant des consommateurs pour les bières artisanales et locales en lançant de nouvelles marques au packaging plus « authentique ». Avec un succès mitigé, toutefois, puisque le foisonnement des rayonnages ne s’est pas réellement traduit dans les ventes. Dernière parade : la « premiumisation ». Faute de résoudre le problème environnemental inhérent à leur modèle, les industriels peuvent chercher à faire peser l’arbitrage entre la responsabilité du consommateur et l’attractivité de leur produit en faveur du second. Le succès du modèle Nespresso, par nature très polluant en dépit des différentes mesures de recyclage des capsules, va dans ce sens. A une échelle plus globale, un groupe comme Campari a réussi à bâtir avec succès toute sa stratégie sur la création d’un portefeuille de marques « premium » et dessaisonalisées. *
Cette nouvelle « sphère » des « consom’acteurs », qui irrigue l’économie de façon transversale est donc un défi à la fois pour les industriels et pour les investisseurs. La très forte hétérogénéité des parcours boursiers atteste de sa complexité.
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