Alors que les marchés financiers se reposaient encore cette semaine sur les banques centrales - oubliant les mauvais indicateurs économiques, mais jusqu’à quand ? -, l’Eurozone a encore une fois prouvé qu’elle aurait bien du mal à profiter de cette énième crise pour mettre à bas les tensions entre ses membres et créer une zone unitaire solide, à l’instar des deux mastodontes mondiaux, la Chine et les USA…
Ainsi, l’Allemagne, dans son rôle traditionnel de la rigueur et représentée par la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe, est-elle venue aiguillonner la BCE sur la légitimité de son programme d’achats d’actifs face aux traités européens, arguant que celui-ci n’était pas conforme.
Si nous ne sommes pas juristes et ne pourrons ici élucider les détails les plus fins de cette décision judiciaire, il est néanmoins intéressant de s’y pencher pour déterminer si elle pourrait être un driver significatif pour les marchés à court et long terme. Afin de rendre le propos plus lisible et dialectique, nous raisonnerons ici sous forme de questions-réponses.
1. Comment se fait-il qu’une juridiction locale puisse juger d’un sujet européen ?
Logiquement, depuis la constitution de l’Europe, et a fortiori de l’Eurozone, le droit européen prime sur les droits nationaux. On entend d’ailleurs souvent dans divers domaines, notamment celui de la finance, le terme de ‘transcription’ du droit européen dans le droit ou la réglementation française. Cependant, depuis 1974, un seul pays s’est réservé une jurisprudence à part qui lui permet de n’accepter et de ne valider le droit européen que « tant que… ». Il s’agit en effet de la jurisprudence « So Lange » légèrement amendée en 1986 et qui dit en substance : le droit allemand accepte en principe la suprématie européenne mais se réserve le droit d’écarter toute règle européenne qui n’offrirait pas aux Allemands une protection de leurs droits fondamentaux globalement équivalente à la loi fondamentale allemande.
L’Allemagne, depuis la création de l’Europe, se réserve donc un droit local supérieur au droit européen.
2. La jurisprudence So Lange a-t-elle déjà été utilisée ?
En dehors des affaires locales allemandes qui ne sont pas le sujet de cet Hebdo Crédit, la cour de Karlsruhe revient régulièrement sur le devant de la scène européenne et souvent plusieurs fois pour le même sujet, comme ce fut le cas lors de la signature du traité de Lisbonne en 2009, lors de l’affaire OMT en 2012, ou lors du PEPP en 2015 qui avait déjà fait l’objet de dépôts de plaintes, et enfin lors de recours et autres tractations en 2016, 2017 et 2019.
On notera ainsi que la Cour constitutionnelle allemande n’intervient finalement qu’assez peu et toujours pour le même sujet :
- L’OMT en 2012 était une promesse faite par la BCE pour sauver la Zone Euro, d’acheter les titres souverains en cas de dernier recours, uniquement sur le marché secondaire.
- Le PSPP de 2015 était la politique entamée par la BCE pour éviter la déflation et tenter de relancer la croissance par une injection de liquidités réalisée via des achats d’obligations d’Etat sur les marchés secondaire et primaire.
On notera d’ailleurs que la cours de Karlsruhe ne discute actuellement pas des mesures de résolution de la crise actuelle, que ce soit la création d’un fonds commun de sauvetage ou de potentiels ‘coronabonds’, mais bien du PSPP de 2015 ! Comme elle avait finalement accepté le principe de l’OMT en 2016, alors même que la BCE ne l’avait jamais utilisé et était déjà passée à un autre programme beaucoup plus ambitieux…
Donc oui on entend bien parler régulièrement de la Cour de Karlsruhe, mais non elle n’a finalement pas vraiment de rôle répressif sur le fonctionnement de l’Eurozone dans les faits.
3. Que reproche la Cour de Karlsruhe dans le programme du PSPP ?
Tout d’abord, il est important d’éviter une confusion puisque nous parlons bien ici du programme PSPP de 2015 et non du PEPP, programme actuel de sauvetage face à la crise du coronavirus. Il est vrai que la Cour de Karlsruhe eût pu confiner ses juges afin qu’ils choisissent un timing plus opportun pour mettre en défaut la BCE et instiller l’inquiétude dans une zone en pleine secousse sanitaire…
Rappelons tout d’abord en quoi consiste le PSPP de 2015 de la BCE : il s’agit d’acquérir des obligations d’Etats Européens sur le marché primaire ou secondaire pour injecter des liquidités dans le système financier.
L’idée de la plainte était d’arguer que ce programme était en fait un financement déguisé des Etats, ce qui est bel et bien interdit par les traités.
Sur le principe général, cette plainte a bel et bien été rejetée mais la Cour reproche in fine à la BCE de ne pas avoir suffisamment justifié en quoi son programme était proportionnel à son mandat. C’est à-dire en quoi les achats de dette publique étaient légitimes pour maintenir à moyen terme un taux d’inflation proche mais en dessous de 2%.
Heureusement pour la BCE, l’inflation est suffisamment basse depuis cinq ans, les risques économiques et financiers suffisamment forts et le programme suffisamment peu efficace pour relancer significativement l’ensemble pour qu’elle trouve moulte argument en faveur de sa proportionnalité ! Il ne s’agira que de réunir des études théoriques en masse pour constituer un dossier qui devrait suffire à la Cour pour classer son dossier, aidée de près par la Cour Européenne qui a déjà commencé à tordre le bras aux juges allemands dans quelques communiqués acerbes.
4. Si plainte il y a, d’où vient-elle ?
Evidemment la Cour de Karlsruhe n’intervient pas ici pour de pures raisons constitutionnelles ex nihilo, mais bel et bien car elle avait été saisie, dès 2015, par un groupe de plaignants allemands composé d’économistes, de juristes et de politiciens dont la plupart sont eurosceptiques. L’idée est donc bien politique et non pas purement objective.
5. La décision peut-elle remettre en cause le programme ?
Tout d’abord, rappelons que la décision finira à coup sûr par valider le programme de la BCE, comme elle l’a toujours fait.
Rappelons aussi que la Cour de Justice Européenne, seule institution réputée compétente pour juger des affaires européennes, avait déjà validé l’action de la BCE en 2017, saisie à l’époque par la Cour de Karlsruhe… D’où le ton agacé des juges européens ces jours-ci !
Que le programme soit remis en cause dans des articles de loi ou dans des discussions juridiques est finalement peu important quand on connaît le fonctionnement de l’Europe, où les textes se superposent, se chevauchent, se contredisent et s’amendent… Mais dans les faits, le programme de la BCE ne pourrait donc être remis en cause que par un arrêt de la Bundesbank de prendre sa part au programme, puisque ce sont les banques centrales locales qui sont les bras armés de la BCE pour acquérir les obligations sur les marchés. La Bundesbank stoppant ses achats, le bilan de la BCE se retrouverait immédiatement totalement déséquilibré puisque trop pondéré en dettes françaises, italiennes ou de tout autre pays, la BCE devant jusqu’à présent respecter la proportionnalité dans ses acquisitions de dette.
Si, théoriquement, on pourrait imaginer un tel hiatus conduisant à un arrêt temporaire de la politique de la BCE, ceci est très difficile à imaginer car cela reviendrait à une demande implicite de sortie de la Zone Euro de la part de l’Allemagne.
De plus, on peut imaginer qu’alors la BCE déciderait, tout imaginative qu’elle est, d’un nouveau programme d’urgence et de sauvetage de la Zone dans lequel elle pourrait se soustraire, au moins temporairement, à la proportionnalité des acquisitions de titres.
Si nous ne croyons clairement pas à un tel scénario, aussi prudent que nous soyons en général, y penser reviendrait à imaginer une dépréciation plus que massive de l’Euro et le naufrage de la Zone en quelques mois.
6. Que va-t-il advenir dans les prochaines semaines ?
En résumé, l’ordre européen établi va se poursuivre tant bien que mal.
La Bundesbank va poursuivre ses achats, comme l’a souligné le ministre allemand des finances qui tempérait aussi en remarquant que le délai de trois mois était « très long ».
La BCE va trouver une justification à son programme au prix de milliers de pages de rapports dont chacun jugera de l’utilité…
Les tensions entre eurosceptiques et europhiles vont se poursuivre, éternellement, que la Zone avance ou recule dans sa fédéralisation.
Les tensions entre les pays de la rigueur budgétaire et les pays aux déficits lourds vont croître, toujours, jusqu’à un point de non-retour pour l’Eurozone auquel il faudra choisir entre mutualisation, effacement ou explosion. La crise actuelle ne fera qu’accélérer ce processus de très long terme.
Les plaignants déposeront une nouvelle plainte pour le nouveau programme 2020 de la BCE et la Cour de Karlsruhe critiquera à nouveau la BCE en 2025. Entre temps, aidées par ces tensions politiques intestines, l’économie de la Zone Euro et son influence internationale continueront de s’éroder.
Et les taux européens, assortis d’une inflation et d’une croissance quasi-nulles voire négatives, vont rester autour de zéro eux aussi.
Matthieu Bailly, Octo Asset Management
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