L'inexorable montée en puissance du commerce mondial au cours des dernières décennies n'aurait pas pu prendre autant d’ampleur sans le développement du transport maritime, et en particulier le transport de marchandises par conteneur, véritable colonne vertébrale des échanges de produits manufacturés.
Il constitue en effet le moyen le plus efficace, et le moins cher, pour transporter des biens sur de longues distances, en particulier des lieux de production, en Asie, vers les principaux bassins de consommations, l’Europe et les Etats-Unis. Pour donner un ordre d’idée, le coût de transport d’une paire de baskets de $100 a oscillé entre 20 et 30 cents entre 2015 et 2020. Ceci s’explique principalement par la taille démesurée des porte-conteneurs, plus grands que la tour Eiffel, ces géants des mers la dépassent de près de 100 mètres et peuvent transporter plus de 20 000 conteneurs de taille standard.
Hyper-croissance, puis régime minceur
Après de longues années de croissance depuis la création de cette boîte de métal universelle par Malcom Mclean dans les années 50, la demande s’est emballée dans les années 2000, portée par le « super-cycle » en Chine. Néanmoins, l’expansion des capacités n’a pas été en mesure de suivre le rythme infernal, et le coût du fret a explosé. Les commandes de nouveaux vaisseaux sont arrivées après, bien évidemment sur la fin de cycle. En 2009 les carnets de commandes des chantiers navals pour les porte-conteneurs représentaient environ 60% de la flotte mondiale en activité, ce nombre étant repassé en-dessous des 10% à fin 2020. Sachant que ces navires peuvent naviguer trois décennies, on se rend bien compte de la difficulté à digérer un tel afflux de capacité, quand bien même la demande aura crû de manière régulière sur cette période.
Après le ralentissement de l’économie mondiale provoqué par la grande crise financière, le marché s’est retrouvé littéralement inondé de bateaux et on imagine aisément les conséquences sur le coût du fret maritime, et ainsi sur la profitabilité des armateurs. Un enchaînement relativement symptomatique des industries cycliques et qui illustre parfaitement l’adage bien connu « le meilleur remède à des prix élevés, ce sont des prix élevés ». S’en est suivi une décennie extrêmement difficile pour le secteur, rythmée par les faillites, restructurations, et autres opérations de consolidations. Grâce à cette cure forcée, la situation est devenue beaucoup plus saine aujourd’hui. Les cinq principaux transporteurs de conteneurs, ou liners, qui détiennent près de deux-tiers du marché, sont devenus plus disciplinés, rationnels et disposent de surcroît de bilans assainis. De quoi rééquilibrer la situation en leur faveur alors que les principaux bénéficiaires de la décennie passée ont été les Amazon et Apple de ce monde.
COVID et boom du e-commerce
Face à la baisse sans précédent de la demande au début de l’apparition de la COVID-19 au premier trimestre 2020, les liners ont réagi en réduisant leurs capacités afin de limiter les coûts, et de conserver un semblant de profitabilité. Trois phénomènes ont alors fait exploser la demande :
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Premièrement, les particuliers, de plus en plus confinés aux quatre coins du monde, ont massivement eu recours aux achats en ligne afin de limiter les mouvements de population, et surtout car de très nombreux magasins étaient tout simplement fermés.
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Parallèlement, il aura aussi fallu s’équiper afin de répondre aux nouvelles normes du « travail – étude – divertissement » à la maison. Ainsi, les achats de bureaux, chaises de bureaux, écrans d’ordinateur, portables, tablettes, casque, webcams, équipements de sport, etc....ont littéralement explosé, et la quasi-totalité de ces produits sont fabriqués en Asie. Pour avoir une idée du rythme d’accélération, environ 14% des achats dans le monde se faisaient en ligne en 2019, nous serons proches des 20% cette année.
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Le dernier élément est la réduction importante de la consommation de services (voyages, restaurants, activités culturelles) associée à un pouvoir d’achat préservé pour une grande partie de la population. Ceci s’explique par le soutien financier des Gouvernements, le dispositif le plus symbolique demeurant l’envoi de chèque aux consommateurs américains par le Trésor Public. Une grande frange de la population a donc acheté plus de biens de consommation, en ligne ou dans les magasins quand cela était possible.
La logistique en temps de crise, un casse-tête insoluble
La logistique mondiale est un ballet parfaitement chorégraphié mettant en scène des quantités impressionnantes de bateaux, conteneurs, grues, camions, trains, hommes... Cette chaîne d'approvisionnement mondiale permet aux entreprises d’optimiser leurs coûts de production et de limiter leurs stocks, le just-in-time étant désormais devenu la norme pour bon nombre de secteurs d’activité.
Pour reprendre le concept popularisé par Nassim Taleb et illustrer la situation dans laquelle nous nous trouvons, c’est comme si nous avions découvert une nichée complète de cygnes noirs. En effet, en plus du choc offre-demande décrit plus haut, qui est déjà de nature à causer des disruptions majeures, chaque étape de la chaîne de logistique mondiale a apporté, et apporte encore, son lot de problèmes :
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Manque de place dans les entrepôts, et sur les quais des ports ;
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Certains ports européens et américains sont beaucoup moins efficaces que leur pairs asiatiques, la faute notamment à des investissements chroniquement insuffisants et des plages horaires réduites. Le temps de charge / décharge d’un conteneur dans un port en Amérique du Nord est ainsi trois fois supérieur à celui mesuré en Asie ;
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Le transport routier fait face à une pénurie de chauffeurs dans de nombreux pays ;
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Les avions commerciaux transportent habituellement un nombre important de marchandises dans leur soute. La réduction du trafic aérien vient donc réduire la capacité mondiale de transport, et la demande se reporte ainsi sur les voies maritimes;
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Le transport ferroviaire n’est pas non plus en mesure de suivre le rythme ;
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Les conteneurs vides ne se situent pas au bon endroit : on parle de 20% des capacités mondiales qui seraient ainsi mal positionnées.
Le fort déséquilibre entre offre et demande est aussi accentué par les contaminations et la propagation du virus qui entraînent ça et là des réductions de la taille des équipes de dockers ou carrément la fermeture de terminaux portuaires comme ce fut le cas à Ningbo en Chine il y a quelques semaines. Et c’est sans compter sur les caprices de Mère Nature (typhons entraînant la fermeture temporaire de certains ports en Chine) et autres éléments inattendus comme le blocage du canal de Suez par le désormais tristement célèbre Ever Given, un de ces géants des mers, au printemps dernier. Autant d’éléments venant ajouter des tensions sur un système global déjà au bord de l’asphyxie.
En conséquence, le temps de transport d’un produit entre point A à un point B a considérablement augmenté, réduisant d’autant les capacités mondiales de transport dans un contexte de très forte demande. Le PDG d’Hapag-Lloyd citait récemment que la rotation actuelle de leurs conteneurs est de soixante jours et plus, contre cinquante en temps normal. La conséquence sur le prix du fret est assez simple à imaginer : transporter un conteneur de 40-pieds de Chine en Europe du Nord coûtait moins de 2 000 dollars, c’est 14 000 aujourd’hui.
À quand la sortie de crise ?
En début d’année, les sociétés de transport et les divers analystes mentionnaient le nouvel an Chinois, soit février, comme point de bascule vers un retour à la normale. Mais la période ne fut pas réellement plus calme, notamment parce que les usines en Chine ne se sont pas arrêtées comme d'habitude. Puis, l’été est apparu comme le nouveau point de référence, juste avant le pic saisonnier annonçant les préparatifs de Thanksgiving et des fêtes de fin d’année en Occident. Là encore, la situation n’a fait que s’aggraver. Les records sont battus tous les jours comme celui des 70 navires qui attendent d’être déchargés au complexe portuaire de Los Angeles / Long Beach. Et nous voilà revenu au nouvel an Chinois...2022, et on commence à lire çà et là que la situation pourrait maintenant s’étendre dans le courant de l’année prochaine.
Plus factuellement, côté offre, rien ne semble plus simple que de construire de nouveaux bateaux. Certains opérateurs ont d’ailleurs passé commande, portant le carnet d’ordre à 20% de la flotte en activité, mais ces vaisseaux ne commenceront à naviguer que dans deux ans, au mieux. De plus, quand bien même les capacités de transport, ce qui comprend également les containers, permettraient d’absorber la demande actuelle, les autres goulets d’étranglement présents aux autres niveaux de la chaîne logistique nécessitent une attention particulière. Moderniser, et développer, le vieillissant complexe portuaire de LA/Long Beach aux Etats-Unis nécessite plusieurs années d’investissements, sans compter que la main d'œuvre est devenue une denrée rare aux Etats-Unis, que certains métiers n’ont plus la cote et que renouveler les effectifs est devenu mission-impossible, comme c’est le cas avec les chauffeurs routiers. Aussi, à court terme il semble plutôt que l'éclaircie vienne du côté de la demande qui devrait se normaliser avec la résolution de la crise sanitaire.
Cela étant, l’appétit pour les biens de consommation ne faiblit pas pour le moment d’autant que les aléas liés au rythme de vaccination et à l’évolution des différents variants continuent de limiter la consommation de services (tourisme et évènements culturels par exemple), tout en créant des disruptions à toutes les étapes de la chaîne logistique. D’autre part, à la suite de la frénésie d’achat observée depuis plusieurs trimestres, et les difficultés d’approvisionnement de différents secteurs, les inventaires de beaucoup d’entreprises sont à des plus bas historiques. Cela signifie qu’elles doivent reformer leurs stocks, à minima pour retrouver un niveau normal, et peut-être créer un coussin de sécurité supplémentaire afin d’éviter toute nouvelle pénurie dans le futur.
Pas de formule magique
Étant donné le niveau de complexité et l’ampleur de la tâche, une mesure isolée ne pourra résoudre le problème rapidement. Pour que la situation redevienne structurellement plus saine, il faut à la fois que la demande revienne à des niveaux plus modérés et que tous les acteurs des chaînes logistiques, ce qui inclut Etats et gouvernements de tout bord, aient fait les investissements nécessaires en infrastructures et en moyens humains afin de réduire les goulets d’étranglement. Cela étant, il semble bon de rappeler que la situation dans laquelle la crise du COVID-19 nous a plongée est tout à fait inédite de par sa nature et son ampleur et, qu’en temps normal, la chaîne de logistique mondiale est une machine extrêmement performante et très fiable.
Enfin, en guise d’ouverture, il faut garder en tête que le secteur du transport maritime est essentiel au bon fonctionnement de l’économie mondiale et qu’il est important que les acteurs du transport maritime puissent dégager une profitabilité décente, et ce de manière structurelle, ce qui n’a pas été le cas sur les dernières années. Non seulement afin de continuer à supporter l’activité de ses principaux clients mais aussi afin de pouvoir répondre à l’enjeu majeur du secteur pour les années à venir : la décarbonation de la flotte mondiale.
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